Traduction littéraire

La Mission

image

Au moment où Ivan Franko compose son récit, à la fin du XIXe siècle, les Polonais de Rome et le Saint-Siège essaient de convertir « l’Est » à leur seule cause, sans égard aucun pour les traditions propres aux Ukrainiens. C’est précisément ce que dénonce l’auteur dans cette nouvelle décrivant avec humour, horreur et poésie, les tribulations d’un missionnaire jésuite en terre ruthène.

Traduit de l’ukrainien par
Nicolas Mazuryk & Anna Khartchenko


I

Le père Gaudenty était né pour être prédicateur, et dans l’Ordre de Loyola on le voyait comme l’un des plus aptes et des plus ardents propagateurs qui soient. Avec son enthousiasme de novice et son crâne de jésuite bourré d’arguties scolastiques, son expérience pratique ne dépassait guère celle d’un garçon de dix ans. Ses rêves constellés de preux apostolat et de martyre pour la foi, l’occupaient jour et nuit. Ni le ciel merveilleux d’Italie, ni Rome et ses miracles d’art n’exerçaient sur lui la moindre attraction. Bien plus attirant était à ses yeux le ciel morne et blême de ses songeries, qui le portaient vers de grandioses paysages, au milieu de terres et de forêts sauvages, peuplées d’encore plus sauvages et primitifs païens, sans parler des terribles scènes teintées de peine, de sanglants supplices et de mort pour la foi. Ces rêves, point de départ de toutes ses pensées, pouvaient étouffer dans l’œuf la moindre critique, mais à concentrer toutes les forces de son esprit vers un seul objectif, ils avaient fini par engendrer un être sauvagement fanatique et incapable ou presque, de souffrir un avis différent. Ce n’est qu’à grand-peine qu’il parvenait à dissimuler sa fauve intolérance sous le masque du bon jésuite, aimable et bienveillant qu’on lui avait flanqué encore enfant.

Il avait vu le jour sous le chaume d’une sombre bicoque, quatrième et dernier fils d’un pauvre métayer mazure, du côté de Tarnów en Galicie.1NDT et suivantes : Mazures, ici les habitants de la Galicie occidentale. Par extension au XIXe siècle, les Polonais d’Ukraine en général. Tarnów au XIXe s. était encore au cœur de la Galicie, province alors annexée à l’empire d’Autriche. La Galicie orientale, avec Lviv pour capitale, est aujourd’hui en Ukraine. De son enfance passée dans cette misérable masure en compagnie d’un poulailler, d’une vache et d’un veau, sans oublier ses trois braillards de frères, nus comme des vers et toujours prêts à le cogner, même plusieurs fois au cours de la jounée, — de cette tout sauf heureuse enfance, sa mémoire ne gardait que deux événements quasi contemporains et néanmoins, terriblement différents.

Le premier, plein de splendeur, avait ébloui ses yeux d’enfant encore tendres, au point d’aiguiller à jamais ses rêves et pensées : ce fut la brève visite, durant quelques minutes dans la maison parentale, de Monseigneur Wojtarowicz.2Józef Wojtarowicz, évêque catholique-romain de Tarnów. Grand allié des jésuites, il avait tenté de calmer la population lors du soulèvement anti-autrichien de 1846. L’événement était advenu au cours de l’hiver 1846, soit une semaine avant les terribles massacres.3Il s’agit des pogromes antiféodaux perpétrés en Galicie occidentale en février-mars 1846. La petite noblesse locale en partie révoltée contre Vienne sera littéralement massacrée. Cette affaire prendra une dimension internationale avec l’annexion de Cracovie par l’Autriche. L’évêque au cours d’une tempête s’était égaré en traîneau, alors qu’il se rendait quelque part. Avec toutes les peines du monde, il avait pu se frayer un chemin jusqu’à leur petite maisonnée à l’écart du village. Aussi modeste que fût cette cahute, le prélat transi de froid et mal en point n’avait pas vu d’inconvénient à y trouver refuge. Il était entré en laissant son attelage sans abris, faute de grange ou d’appentis. Le Père Gaudenty qui n’était alors que le petit « Symek »4Diminutif de Simon. , se glissa alors illico derrière le grand fournil, pour ne former avec ses frères, qu’une seule petite poêlonnée, fixe, méfiante et fascinée.

Il a toujours conscience de ce qu’il avait vu ce jour-là : son père faisant génuflexion et couvrant de ses pieux baisers les bottes épiscopales couvertes de neige ; sa mère allumant les fourneaux et la fumée arrivant comme par hasard sur eux, les enfants, qui s’en prennent plein les yeux ; le poêlon en terre cuite posé sur le feu et sa mère cassant quelques œufs (les derniers du foyer) pour les servir à l’évêque ; et lui, le petit dernier qui n’avait jamais rien senti de tel, se glissant à plat ventre vers sa mère pour lui dire tout bas en patois mazure : Dis Maman, après je pourrais les finir ? ‒ et sa mère, aussi sec : Non, p’tit morveux, ou c’est Monseigneur qui t’finira ! Bien évidemment, une fois terminée, le poêlon de l’évêque finit par échoir au petit pour un dernier léchage, et lui-même à ce jour ne saurait dire ce qui avait pu rendre cette journée particulière de son enfance aussi lumineuse et marquante : était-ce la vue de l’habit somptueux et l’allure imposante de l’évêque, ou bien ce poêlon d’œufs au plat, lapé après le goûter ?

L’autre souvenir, plein d’horreur celui-là, allait peser tout aussi lourdement sur le cours entier de ses pensées. C’étaient des scènes de massacres, ou plus exactement, leurs conséquences uniquement. À travers la fenêtre de la maison paternelle, il avait vu défiler sur la route de Tarnów, des charriots entiers de corps entassés, transportant les seigneurs du canton. Roués de coups, lardés d’entailles, leurs têtes sanguinolentes pendaient de partout à travers les ridelles, en laissant sur la neige des traînées de sang mêlées de bouts de cervelles à moitié molles. Des quartiers de jambes et de bras ensanglantés, comme écorchés, débordaient de tous côtés. Tout le reste n’était qu’un amas de chair sanguinolente et les plaintes qui s’en échappaient vous transperçaient l’âme comme la longue plainte des damnées.

Le Père Gaudenty se souvient encore de ses frères accourant en cachette aux abords de la route, pour ramasser et ramener au foyer un œil humain qui s’était décroché d’une de ces pauvres têtes. La marmaille, tout d’abord horrifiée à la vue de cet œil dégouttant de sang, l’avait précieusement caché dans un bout de tesson, puis enfoncé dans une lézarde du grand poêle, jusqu’à ce que le globe finisse par ressembler à une petite baie toute décharnée. Cet œil allait hanter ses rêves encore longtemps : énorme, revivifié, et monté sur des pattes de poules, il clignait à tout va comme pour dire quelque chose, mais quoi ? Son âme, depuis sa tendre enfance, avait gardé intactes ces scènes sanglantes qui bien plus tard, sous les coups répétés d’une ascèse mortifère, de dogmes obscurs et de martyrologes sanglants, muterait en un pressant désir d’aller mourir au nom de la foi avec la bénédiction de son général l’envoyant vers une lointaine contrée du nord, où il accomplirait enfin sa grande et noble mission : convertir d’infidèles hérétiques.

II

Quitter le toit paternel n’avait pu tenir que du miracle, pense encore le Père Gaudenty. Après les massacres de 1846, il y eut une terrible famine. L’été infécond avait livré à l’hiver naissant la plupart des paysans. Cet hiver d’horreur, le petit Symek en serait à jamais marqué. À ce jour l’assomment les cris et les pleurs de ses frères suppliant un quignon, les jurons et les larmes de sa mère, tandis que s’érige la face sombre et noire comme terre de son père.

Aux premiers frimas, ses frères étaient déjà boursouflés par la faim, leur corps était devenu bleuâtre. Le père s’absentait souvent, allant çà et là pour ne revenir au modeste logis que rarement, avec tantôt un bout de pain mêlé de son et de vanne, que l’on se partageait pour le savourer comme une véritable manne ; tantôt une poignée de grains que l’on broyait deux-trois fois au mortier ou à la meule, pour en faire une espèce de brai. Il gardait encore en lui le souvenir de ce jour où son père, ramenant toute une pochée de maïs cru, l’avait sans le vouloir renversée par terre : dans la seconde, femme et enfants, pressés par la faim, s’étaient jetés sur les petits grains tout ronds tout dorés, et, sans attendre que le pilon ne les broie, que l’eau bouillante ne les amollisse, les avaient gobés un à un, aussi prestes que des voleurs, et croqués comme un délice, avant que le père, pris de colère devant cela, ne leur fasse goûter de son ceinturon. 

Mais déjà Noël approchait. Le père, de plus en plus sombre, sortait plus rarement, restant bien souvent, des jours entiers devant sa fenêtre, accoudé au bord d’une vieille malle délabrée tenant lieu de table à manger. Ils n’avaient rien d’autre pour subsister que ce que la mère parvenait à mendier auprès de voisines mieux loties : tantôt quelques patates, tantôt un petit saladier de fèves ou de haricots, mais vieux de deux ans et à moitié pourris qui donnaient de terribles maux de ventre aux enfants. Le soir de Noël, le froid et le gel s’étaient invités, il n’y avait plus rien à manger — l’aîné très affaibli ne réclamait plus rien, allongé dans son coin, au-dessus du grand poêle, à gémir sans bruit. Le père, de son regard fou et bête à faire peur, lorgnait de temps à autre la petite niche d’obscurité d’où s’échappaient de cruels petits soupirs d’enfant.

— Qu’est-ce que t’en penses, il en a pour longtemps ? — demanda l’homme à sa femme, rentrée bredouille de sa dernière tournée dans le voisinage et qui, tremblant de la tête aux pieds, s’était blottie contre le poêle en plantant ses pieds nus engourdis dans la cendre.

— Tu parles, mais tu ne l’entends pas ? Il fait déjà un drôle de bruit, répondit la femme.

— Alors Amen. Que Sa volonté soit faite ! — dit le père, avant d’aller chercher quelque chose sur l’étagère du dessus.  

Muettement, attentivement, les yeux écarquillés et gonflés par la faim suivaient les moindres faits et gestes du père. Voilà que ses mains trouvaient un grand couteau-serpette sur l’étagère, et sous la banquette, une pierre pour l’affûter, après quoi il se mit à aiguiser la lame plantée contre le rebord de la fenêtre, en crachant sur la pierre de temps à autre.

— Malheureux ! — s’écria la mère dans une frayeur indicible. Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ?

— La ferme, bonne-femme ! — proféra le paterfamilias, dans un horrible grognement qui la laissa sans voix, elle et ses enfants. Yontek au-dessus du poêle, gémissait presque sans bruit.

— Vasy, amène-le donc par-là ! — intima le père à la mère, une fois son couteau affûté. Sans mot dire, la mère telle une masse tomba à ses pieds.

— Pour l’amour de Dieu, qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? Hormis ses soupirs, plus rien ne pouvait sortir de sa bouche.

— Gourdasse que tu es, rétorqua le père, tu vois bien qu’il va pas s’en sortir.  

Puis, sans plus discuter, le père se hissa au-dessus du grand poêle. Un cri d’effroi, mortel et à demi conscient retentit parmi les puînés, tandis qu’ils se précipitaient dans le coin le plus éloigné. Seul Yontek niché là-haut, tel un petit oiseau tranquille, regardait son père sans crainte, l’œil à moitié éteint.

— Viens donc par-là, Yontek! — lança le père en le prenant sur ses bras. Le garçon se laissait faire en soupirant à peine. Le père l’amena au milieu de la pièce puis le posa sur un banc.

— Prends la bassine et tiens-la sous son cou, faut pas en perdre une goutte ! — cria l’homme à sa femme, qui en silence, noyée de larmes et tremblante, s’exécutait.

— Dieu et les hommes nous ont abandonnés, on se débrouille comme on peut, reprit tristement le père, comme pour soulager sa propre conscience, avant de soulever Yontek par la nuque pour laisser pendre sa tête et le reste de son corps vers le bas. Alors, d’un coup sec, il lui trancha la gorge. Le sang coula dans la bassine placée juste en dessous. Après quelques soubresauts, le garçon rendit l’âme. Avec son corps on passa les fêtes.5L’auteur souligne ce cas comme historiquement avéré. Son récit est solidement documenté et si des détails peuvent paraître exagérés, Ivan Franko n’invente rien, ou du moins s’en défend-il dans une lettre de 1887, publiée dans le journal Zoria (L’Etoile).

Des heures terribles et sombres s’abattaient à présent sur la maudite maison. Comme si le mets infâme venait d’empoisonner le dernier fond d’espoir et de calme resté dans le cœur des parents. Les enfants dévoraient avidement la carcasse de leur pauvre frère, incertains encore de leur sort dans les jours prochains. Mais leur tour finit par arriver : quand la viande fut épuisée, il y eut une longue dispute, des pleurs maternels, puis le père égorgea un autre petit, encore bien portant. Après ce geste horrible, l’homme se remit face à la fenêtre, sombre comme la nuit, tandis que la mère, traînant près des fourneaux où mijotait la viande, pleurait au-dessus du poêlon comme on pleure un défunt.

La suite, le père Gaudenty ne s’en souvient plus très bien : comme dans un rêve aux images confuses, il se voit tomber de fièvre à son tour, et dans son délire ou bien était-ce réel, il revoit sa maison pleine de gens, dont deux hommes avec des casques étincelants, des plumes de coq étincelantes, et à l’épaule des fusils aux lames étincelantes. Ils vociféraient à tel point que père et mère en avaient la tremblote ; les autres pendant ce temps exploraient les moindres recoins, trouvant parfois des petits bouts d’os, puis on finit par attacher père et mère avec des cordes avant de les mener quelque part en traîneau ; vint le tour des enfants, on les emmitoufla dans des kojoukhs6Longue pelisse de mouton propre à la paysannerie ukrainienne d’autrefois., puis on les emmena… Le Père Gaudenty se souvient, il y avait une grande place enneigée, une rivière toute gelée, de grandes bâtisses en belles pierres, de grands messieurs moustachus qui l’interrogeaient et lui faisaient peur : mais que voulaient-ils savoir au juste, ça il ne le savait pas. Bientôt tout ce bariolis de délires allaient disparaître, la nuit tout recouvrir, et lui-même tomber très malade.  

Ainsi s’achevait la première partie de son enfance sous le toit paternel. Jamais plus il ne reverrait ses père et mère, ni aucun frère réchappé au carnage. Jamais plus il n’entendrait parler d’eux, comme si les flots sombres de cette sombre époque les avaient à jamais engloutis.

III

Ses années d’école, passées au chapitre de Tarnów, émergeaient de sa conscience. Il vivait alors dans les cuisines du biskup7Evêque en polonais., dormait avec des marmitons et autres gens de maison toujours prompts à le couvrir de coups et de quolibets, et le soir venu, après la classe, il astiquait avec eux les bottes des moines prébendés. Ses débuts d’écolier furent assez lourds. Sa tête, assommée par l’extrême indigence de sa prime enfance, ne pouvait de sitôt se plier aux rigueurs de l’étude, si bien que ses talents naturels tardaient à s’épanouir. Malgré tout, le petit s’accrochait. Msg Wojtarowicz, qui avait recueilli le pauvre garçon à moitié mort dans les geôles du tribunal, était devenu à ses yeux comme un second et préférable père. Celui-ci s’intéressait de près à ses difficultés scolaires, l’invitant chez lui tous les dimanches pour qu’il lui raconte sa vie au village, il l’encourageait à étudier, et d’une manière si douce et sincère que le petit Simek laissait malgré lui échapper quelques larmes.

Or son protecteur et tuteur devait à son tour disparaître de sa vie. Msg Wojtarowicz, qui après les horribles massacres de 1846, avait fait le tour de son diocèse pour constater de ses propres yeux l’état de profonde pauvreté, aussi bien matérielle que spirituelle de ses ouailles, avait tout consigné dans une missive, restée mémorable, qu’il fit parvenir aux plus hautes instances de Vienne. Des années plus tard, alors qu’il n’attendait plus de réponse, il reçut en guise de rescrit, un décret impérial confirmé par le pape, d’après lequel Msg Wojtarowicz était démis de ses fonctions diocésaines. Ô combien pénible fut pour Wojtarowicz d’apprendre, quoiqu’un peu tardivement, ce que « devoir civique » voulait dire en Autriche. Inquiet pour son jeune protégé, il se jura de ne point l’abandonner, mais au contraire de le soutenir jusqu’à ce qu’il devienne quelqu’un. Quittant Tarnów, il l’emmenait avec lui et le plaçait bientôt chez les pères jésuites à Cracovie, en laissant pour son éducation une somme rondelette. C’est ici que le petit Symek et son bienfaiteur se séparèrent à jamais.

Une autre vie s’ouvrait maintenant devant lui, pleine de rigueur monacale en apparence, mais loin de l’être en vérité, pleine de rigueur scientifique en apparence, et tout aussi loin de l’être en vérité. Plus le temps passait, plus il progressait en classe. Doué d’une mémoire phénoménale, il était d’un naturel facile, pour ne pas dire docile, enclin à la sensibilité, à l’enthousiasme et peu porté à la critique. Les jésuites le tinrent assez vite pour acquis et, une fois son scolasticat terminé et lui-même bien décidé à entrer dans leur ordre, ils l’envoyèrent à Rome parfaire sa formation au sein de la Propaganda Fide.8« Propagation de la foi », département de l’administration pontificale chargé de la diffusion du catholicisme, notamment dans les régions ou pays non catholiques.

Douze ans s’étaient écoulés depuis ce temps, et le petit Symek d’avant avait bien changé. Après avoir « dépouillé le vieil Homme », subi les rudes épreuves des jésuites et enduré le non moins rude enseignement de la Propagande, il avait été reçu dans l’Ordre du Christ en prenant pour nom d’habit Gaudenty.9Du nom de Saint Gaudenty, premier évêque de Pologne (gaudentius  – « joyeux » en latin). Clin d’œil également au « Gaude Mater Polonia » (Réjouis toi, Mère Pologne) l’hymne médiéval polonais. Quelques années passeraient encore, au cours desquelles le Père Gaudenty exercerait le métier de confesseur, avant qu’on ne reconnaisse en haut lieu toute son aptitude au service, pour la plus grande gloire de l’Église catholique.10La devise des Jésuites étant « Soli Deo Gloria »… Ivan Franko ironise sur les buts réels de l’Ordre, à l’époque très mal vu des gouvernements européens et du reste expulsé d’à peu près partout. 

IV

Entre Rome et Saint-Pétersbourg, des négociations avaient cours depuis des années au sujet de la russification et de l’orthodoxisation forcées qui faisaient grand bruit depuis 1864, dans ce qu’on appelait alors les territoires de l’Ouest, et plus particulièrement dans l’affaire des uniates de Podlaquie.11Après le soulèvement polonais de 1863-1864, le tsar Alexandre II décida de convertir le reste des gréco-catholiques ruthènes, notamment en Podlaquie (région de Brest-Litovsk, diocèse de Chelm, où se déroule l’action). Il va sans dire que contre cette « russification », contre ces vexations infligées aux fidèles, qu’ils fussent ukraino-ruthènes ou polonais, Rome ne trouvait rien à dire et se contentait de défendre les intérêts du catholicisme, autrement dit les siens ; d’ailleurs au nom de ces mêmes intérêts, si Rome n’avait craint de perdre le respect des Polonais, on les aurait mis en demeure de renier leurs origines et de se faire « Russes de souche » pourvu de rester catholiques. La Russie, pendant ce temps, maintenait les négociations au point mort, tout en laissant carte blanche à son Administration pour mener une intense campagne de dénationalisation et d’orthodoxisation. Les faits de violence caractérisée et de mépris brutal envers les traditions et croyances du peuple perçaient parfois dans la presse et parvenaient à Rome sous la forme de milliers de lettres privées aussi bien que de rapports confidentiels émanant du clergé polonais. Une députation de paysans podlaquiens finit par être reçue en audience à Rome, avec Jan Frankowski à sa tête.12En juillet (?) 1884, la délégation informelle de Jan Frankowski fut reçue par Léon XIII. Elle pria le pape d’intercéder en faveur des uniates avant qu’ils ne roulent dans l’abîme du « schisme ». Frankowski, porte-parole de la députation, avait relaté des faits exceptionnellement graves, lorsqu’à la demande du Saint-Père, le Secrétaire du consistoire pontifical13Réunion officielle en présence du pape et des cardinaux, durant laquelle il est nommé de nouveaux cardinaux et décidé des grandes lignes de la politique pontificale. l’invita à décrire l’état des relations interconfessionnelles en Podlaquie :

« Mes parents possédaient un modeste domaine en Podlaquie. Mon père était un bienfaiteur pour ses gens, qui l’aimaient comme si c’était le leur. Quant à nous autres, petits-maîtres (j’avais encore mon frère cadet), nous avions l’habitude de fréquenter les enfants des moujiks depuis notre plus tendre enfance, nous les considérions comme notre propre famille, comme des frères ; ils nous laissaient entrer dans leurs petits secrets et intérêts de tous les jours ; en un mot, avec eux nous ne voulions et n’étions petits-maîtres que le moins possible.

Puis vint l’année 1863. J’avais rejoint au plus vite les rangs des insurgés ; mon frère, bien qu’inapte au service à cause de son infirmité, avait levé parmi les gens du village une grande compagnie qui allait tenir longtemps dans les forêts de Polésie.14Polésie (Polissya) grande région boisée d’Ukraine et de Bélarus. Après l’échec du soulèvement, je fus capturé et envoyé pour huit ans de Sibérie dans un bataillon disciplinaire, mon frère prit le chemin de l’exil en Galicie, notre domaine fut confisqué. Une fois revenu de Sibérie et m’étant dégoté une modeste pension à Varsovie, j’ai voulu revoir notre village natal, après toutes ces années d’absence. Quels changements m’attendaient ! Sans parler de la ruine qu’était devenu notre domaine. Le curé gréco-catholique avait été chassé depuis longtemps et remplacé par une espèce de pope moscovite originaire de Toula, dont l’idiome incompris ajoutait à la haine déjà farouche qu’éprouvaient à l’égard de ce vénal personnage les gens du village.

— Alors, comment va la vie ? — leur demandais-je à leur façon, en ukrainien.

— Ça est dur la vie, Monseigneur, me répondaient-ils dans un mauvais polonais. Et de m’expliquer que rien n’allait plus depuis qu’on avait chassé leur curé, et qu’ils étaient mal, à cause de leur mauvaise conscience qui les rongeait depuis qu’ils fréquentaient l’église orthodoxe, mais qu’il le fallait bien, ou bien ils auraient affaire au prystav du canton15Sorte de prévôt de campagne, chef de police. Stanovoï Pristav en russe. et la maréchaussée. Pendant un temps, ils allaient voir un prêtre latin dans un bourg voisin, quitte à parcourir dix lieues avec leurs nouveau-nés pour les faire baptiser, et eux-mêmes pour se confesser et recevoir la communion, mais depuis que ce prêtre a été chassé lui aussi, ils n’ont plus personne, les enfants vivent hors baptême et les jeunes hors mariage, — “parce qu’un pope, ça a beau faire, ça n’a point de pouvoir !” Les gens, les larmes aux yeux, me confiaient leur mal-être et s’efforçaient de parler polonais avec moi aussi bien qu’entre eux.

— Mais, leur demandai-je au bout d’un moment, pourquoi ce changement de langue tout à coup ?

— Maintenant qu’on est de religion polonaise, on parle polonais, me répondit un villageois. On n’en veut pas de leur religion russe, ni de leur langue russe, me répondit un autre en s’emportant. 

Dans ces conditions, que pouvais-je faire ? Il va de soi que les faire renoncer aurait été à la fois abject et contraire à mes convictions. Ne restait à mes eux qu’une seule option : trouver le moyen de satisfaire au moins partiellement leurs besoins, et les soutenir dans leur lutte difficile. Passé un bref instant, je leur proposai de s’adresser à moi, pour quelque affaire que ce soit, à Varsovie. Ils me firent leurs grands yeux, mais lorsqu’ils eurent compris qu’un curé disposé à les servir liturgiquement et rattraper leur grand retard en matière de culte serait plus facile à trouver là-bas, ils acceptèrent mon idée de bon cœur. Certes, la route était longue, mais puisqu’ils avaient déjà l’habitude de la prendre pour aller à la foire, ils pouvaient bien doubler leur trajet pour ce genre de besoin.

De retour à Varsovie, je m’empressai de chercher des représentants du clergé romain, mais à mon grand désarroi, à chaque fois trouvai porte close. Chacun savait ce qu’on risquait à exercer cette activité illégale, sa place à tout le moins, et même la Sibérie. Je trouvai in extremis un prêtre latin qui, privé de ministère après des années de Sibérie, gagnait son pain à la force de ses bras. Il prit l’engagement d’apporter les nourritures célestes aux Podlaquiens affamés. Nous nous associâmes, lui et moi, pour ouvrir une petite boutique d’articles agricoles : knouts, fers à cheval, harnais, chapkas, etc. Dans l’arrière-boutique, nous avions aménagé une petite pièce pour les mariages, baptêmes, communions, un coin pour les livres de messe, les registres paroissiaux, etc. Pour des raisons de sécurité, et par impérieuse nécessité surtout, nous nous plaçâmes sous l’autorité épiscopale non pas de Varsovie, mais de Cracovie, laquelle nous accorda le droit d’administrer saints sacrements et autres bénédictions pastorales.16Cracovie était annexée à l’Autriche, État catholique, alors que Varsovie était aux mains des tsars orthodoxes. À ce propos, l’archevêque de Varsovie, Msg Feliński, par ailleurs conseiller d’État, avait eu mauvaise presse parmi les patriotes polonais, lorsqu’il fut nommé en 1862.

Les choses allaient durer ainsi quelques années. On venait de loin pour visiter notre petite boutique, des milliers de gens en ressortaient ragaillardis, illuminés, inspirés. Or, la police finit par remonter notre piste, notre petite boutique fut perquisitionnée, la petite pièce secrète dénichée, les livres et autres objets de culte confisqués, et nous-mêmes jetés en prison. Longtemps encore on nous laisserait croupir dans la forteresse de Cracovie, bien que nous n’ayons eu aucune intention de nier, sachant le faisceau de preuves rassemblées contre nous. Toute notre défense reposait sur le fait qu’administrer les saints sacrements et pratiquer la Liturgie dans le rite latin ne constituait au regard des lois en vigueur dans l’État russe absolument rien qui fût répréhensible, d’ailleurs les personnes auxquelles nous avions affaire étaient toutes consentantes, sans incitation de notre part, nous ne faisions rien d’illégal ou digne de sanctions. Il va de soi que notre “argumentaire” avait de quoi irriter les fonctionnaires du tsar qui, pour éviter d’admettre notre entière probité dans ce dossier, s’éternisèrent en procédures, convoquant par la suite des centaines et des centaines de paysans dont les noms figuraient dans nos registres, avant de les cuisiner sous toutes les formes possibles de terrorisme administratif et autres lourdeurs bureaucratiques.

Mon camarade, qui était de faible constitution et déjà au bout du rouleau après son exil sibérien, perdit la santé rapidement et fut emmené à l’hôpital pénitentiaire, où quelques jours plus tard, il allait décéder. Ignorant tout encore de sa disparition, j’entrepris d’écrire un mémoire complet au sujet des Podlaquiens et de nos activités parmi eux, document que je remettais bientôt entre les mains des autorités pénitentiaires, à l’intention du tsar. Quelques jours passèrent. Le gouverneur me fit amener dans son bureau et, pensant m’intimider, il me fit comprendre que j’aggraverais mon cas si jamais cette lettre, au vu de ses ton et contenu parvenait à destination. En paix avec ma conscience, j’avisai le gouverneur que j’en assumerai les conséquences quoi qu’il advînt, mais qu’il était hors de question d’ôter le moindre mot à ce que je considérais comme la vérité-même. La lettre malgré tout fut envoyée. Quel effet aura-t-elle eu sur le tsar, je l’ignore, — toujours est-il qu’au bout de deux mois Saint-Pétersbourg ordonnait l’arrêt des poursuites dans l’affaire des uniates, et la libération immédiate des deux prévenus concernés.

Le plus remarquable, sans doute, est que cet ordre avait été envoyé sans le “après leur avoir dûment signifié que tels agissements ne seraient plus tolérés”, formule d’usage en pareil cas. En clair, on nous autorisait tacitement à poursuivre ce qu’on nous avait si longuement reproché. Mais le plus dur en sortant de forteresse avait été d’apprendre la mort de mon camarade. Je me retrouvai seul dans notre petite boutique d’avant, même les livres et les accessoires m’avaient été restitués, et très vite, dès que la nouvelle de ma libération fut ébruitée, tous ces braves paysans podlaquiens qui n’avaient rien perdu de leur esprit de résistance recommencèrent à affluer. Voulant satisfaire autant que faire se peut leurs désirs, je leur délivrais ad interim les saints sacrements, mais à la condition qu’ils les fissent confirmer dès que possible auprès d’un prêtre. Et en effet ! un grand nombre d’entre eux se rendraient à Cracovie pour cette seule raison, quitte à risquer leur vie en passant la frontière en douce. Mais ça ne pouvait pas durer : toutes ces difficultés, ajoutées aux frais de voyage, surtout pour les plus démunis, devinrent insurmontables. Et voilà qu’en retournant en Podlaquie avec les beaux jours, je me retrouvai en pleine forêt, entouré par un demi-millier de paysans assemblés en secret pour tenir conseil et rapporter dans leurs communautés respectives ce qu’il serait décidé. C’est alors que je leur fis part de mon idée : envoyer une délégation à Rome et prier le Saint-Père qu’un prêtre catholique spécialement affecté aux uniates persécutés de Podlaquie leur délivre les saints sacrements, afin de maintenir bien ferme et constante leur foi catholique.

L’assemblée reçut mon idée avec joie, les membres de la délégation furent désignés séance tenante, et à peine quelques jours plus tard une somme rondelette fut rassemblée pour les frais du voyage. Tous les délégués passèrent la frontière clandestinement, quant à moi qui voyageais avec un passeport, je les retrouvai à Cracovie déjà au complet, après quoi nous visitâmes la nécropole royale du Wawel, et avec la bénédiction de l’évêque local, nous partîmes pour Rome. »

Cette triste histoire, racontée en toute simplicité, sans artifices ni pathos, fit grande impression à Rome. Devant le consistoire pontifical réuni pour l’occasion, de rudes débats éclatèrent entre les partisans du loyalisme pratiqué jusqu’ici vis-à-vis du pouvoir russe, et ceux d’une action subreptice, menée secrètement. Cette dernière option, tout particulièrement défendue par le révérend Beckx, général des Jésuites, et le père Semenenko17Congrégation de la Résurrection, fondée en 1873 par le père Piotr Semenenko, originaire de Podlaquie et favorable à l’uniatisme ukrainien (son procès en béatification est en cours)., abbé des frères Résurrectionnistes, finit par emporter les suffrages. À eux deux ils étaient parvenus à arracher au consistoire la résolution suivante : mandater un légat secret à Varsovie, lequel, pourrait constater de lui-même, une fois sur place, les bonnes dispositions des uniates de Podlaquie, auquel cas, il administrerait en association avec Frankovski, les saints sacrements et soulagerait les autres besoins spirituels des Podlaquiens, tant que les négociations entre la Curie romaine et Saint-Pétersbourg dans ce dossier ne trouvent l’issue souhaitée.

V

Le père Gaudenty, se voyant confier pareille mission, quitta Rome pour Varsovie. Chemin faisant, ses yeux ne voyaient plus, ses oreilles n’entendaient plus, seule occupait son esprit l’importance de sa mission. Les intérêts catholiques de toute une province reposaient sur ses épaules. Et non des moindres. Une province où le peuple préférait encore exposer sa poitrine à la mitraille, plutôt que d’abjurer des dogmes auxquels ils ne comprenaient rien, et leur tradition par des siècles de pratique rendue sainte. C’est bien là qu’elles étaient, les vraies vignes du Seigneur, dans ce grand domaine d’activité apostolique ! Car porter à ces gens la lumière de la seule-salvatrice et authentique foi catholique, les garder dans la sainte persévérance, à rebours des persécutions de toute sorte, apporter à ces adorateurs de l’autel romain « captifs et pénitents », toutes les consolations de la foi et du rite catholique, ‒ telle était sa grande et salvatrice mission !

Son cœur battait plus fort dans sa poitrine, une juste fierté bombait maintenant son torse, puisque c’est à lui et pas un autre qu’on avait choisi de confier un si délicat et à la fois si noble office ! 

— Et je saurai m’en acquitter, je me montrerai digne de la confiance placée en mon assiduité, répétait-il avec ardeur en pensant, plein de fierté, à ses supérieurs. Se montrer digne de confiance : rien de plus élevé ne pouvait exciter son esprit, son imagination d’ailleurs ne tentait même pas d’interjeter les éventuelles complications auxquelles il serait confronté en cours de mission. Il était prêt au martyre, voilà tout. Alors, rempli de ce zèle et de cette foi en la sacro-sainte importance de ses actes, rempli enfin de cette juvénile ardeur, il partait vers une lointaine contrée perdue, fermement persuadé que ces forces morales, mêlées à la bénédiction du Saint-Père, suffiraient à accomplir la tâche à lui confiée.

À Cracovie, il s’était arrêté quelques jours, le temps de rassembler les informations nécessaires et s’accorder avec l’évêque. Or c’est là qu’il apprit par les gazettes une nouvelle qui n’augurait rien de bon pour la suite : l’affaire de la députation podlaquienne envoyée à Rome était désormais entre les mains de la police russe, tous les délégués dont Frankovski lui-même, avaient été arrêtés dès leur retour puis embastillés à Varsovie. Nouvelle d’autant plus fâcheuse qu’avec Frankovski tombait le premier et principal soutien du Père Gaudenty. Seul Frankovski comptait parmi ses contacts des Podlaquiens suffisamment engagés, et aux yeux desquels aucun autre étranger ne pouvait jouir d’une telle confiance, fût-il couvert par la bénédiction du pape.

Du fait de ces imprévus, parfaitement naturels au demeurant, le Père Gaudenty avait dû chambouler ses projets de pieuse vadrouille. Plus question de se rendre à Varsovie, où en définitive rien n’était encore prêt — le père eut alors l’idée de se rendre directement en Podlaquie, chez les villageois qui avaient envoyé leurs représentants à Rome. C’est ici, pensait-il, qu’il pourrait en apprendre davantage sur ses futures activités et prendre contact avec les gens, ainsi serait-il prêt pour Varsovie où, grâce aux recommandations de Rome, il trouverait aisément un petit local discret pour démarrer son affaire.

Via Lviv et Radzévéliv, il arriva en Russie.18Ville ukrainienne de Volynie (ou Radziwiłłów en polonais) était le terminus du chemin de fer côté austro-hongrois. On y changeait les boggies à cause de l’écartement des rails, différent dans l’empire russe. Joseph Roth décrivait cette gare comme le terminus du monde civilisé. Cela lui avait fait tout drôle de se retrouver ici, en civil, tel un étranger ignorant tout de la langue et des usages locaux, juste après sa descente de train, quelque part en terre inconnue. Et maintenant, où aller ? Et que faire pour ne pas commettre un faux pas ? Certes, il était prêt au saint martyre depuis longtemps, martyre qu’il appelait de ses propres vœux du reste, mais rien ne l’avait préparé aux petits soucis du quotidien, aux bas louvoiements entre petits fonctionnaires de police, gendarmes et autres prystavs. Sa couronne de martyr, ce n’est pas avec ce genre de vagues procéduriers qu’il allait la gagner.

Quelques rudiments d’allemand allaient le sortir d’affaire pour cette fois. Il avait pu s’entendre avec des juifs, un vrai coup de chance. Et contre une bonne somme, un roulier juif lui avait promis de l’emmener. Le Père, en prononçant le nom d’un village, l’avait par hasard fait tomber dans son oreille.

— Oïvé ! C’est que c’est pas à côté, ça, en plus la digue a cédé la semaine dernière, impossible de passer.

— Alors peut-être là ? Le Père venait de nommer un autre village.

— Là non plus, pas de route, où alors en hiver, sur la glace.

— Alors peut-être ici ? Le Père, déjà en sueur, la mine grave, en avait nommé un troisième.

—  oui, c’est pas loin, vingt verstes, pas plus.

— Vingt verstes ? — répéta le Père qui entendait ce mot étrange pour la première fois de sa vie.19Unité de mesure dans l’ancienne Russie, équivalent à 1.06 km. Et ce ne sera pas trop cher ? 

— Pas cher, dix karbonavets, pas plus, fit le juif en relevant son chapeau un peu gras, par-dessus son front ras.20Karbovanets en ukrainien, rouble en russe. La somme demandée est bien sûr exorbitante.

Le Père n’avait aucune idée de ce que pouvait représenter une verste, mais puisque demander une somme correspondant à un service rendu était pratique courante dans les autres pays, il se disait que dix karbonavets devaient effectivement correspondre au trajet demandé, que la somme n’était pas excessive et qu’il n’y avait plus qu’à acquiescer. Le juif rusé en voyant à quel genre de client il avait affaire, demanda toute la somme avant même de commencer la course, ce à quoi le Père acquiesça également, pensant que c’était l’usage sous ces climats.

— Il a pas l’air du coin, le monsieur, lançait le juif pour bavarder, après des heures d’attente dans un minable shtetl, tandis qu’ils avançaient au pas, dans la boue épaisse et lourde d’une morne plaine humide.

— Non, pas du coin, répondit le père.

— Et il vient de loin ?

— De loin.

— Et de quel coin, s’il m’est permis ? — questionnait encore le juif, avec ce côté proprement sans-gêne propre à sa peuplade.

— Je ne vous permets pas, rétorqua sèchement le Père, que toute cette sémitique ambiance répugnait et martyrisait comme des poux l’infestant.

— Comme Monsieur voudra, lui répondit obligeamment le juif, qui se tournait déjà vers ses chevaux, si bien que le père n’eut pas le temps d’apercevoir le faux sourire narquois qu’affichait sa large face hâlée à barbe rousse. Mais le silence n’allait durer qu’un moment ; le juif se retourna aussitôt vers le Père.

— Et au village, avec qui il veut causer ?

— Mais qu’est-ce ça peut te faire ? — s’offusqua le Père, trouvant la question gênante.

— À moi, rien, je voulais juste savoir où je devais m’arrêter.

— Chez le diditch ! — fit le Père.21Dziedzic en polonais, seigneur-héritier, titulaire du domaine et de ses villages.

— Chez le diditch ? Mais c’est qu’il n’y en a pas de diditch là-bas.

— Pas de diditch ! comment ça pas de diditch ?

— Eh non, le village est sous séquestres, sous tutelle administrative, l’ancien diditch est mort en Sibérie. 

— Ah… dans ce cas, emmène-moi chez le staroste.22Staroste, chef du village, capitaine de domaine, chef des paysans, sorte de « maire » désigné. J’ai deux-trois choses à lui demander.

— Monsieur ne fait qu’un aller-retour alors ?

— Non, je reste ici quelques jours, répondit le Père, décidément plus aimable après avoir compris l’imbécillité de sa conduite avec le juif, qui de toute façon le tenait toujours à sa merci. Mais après avoir obtenu l’information qu’il voulait, le juif s’était déjà remis face à la route, sans plus l’importuner et laissant ses chevaux aller lentement, en marmonnant un petit air dans sa barbe. Ils arrivèrent à destination le soir venu.

VI

Ce n’est pas tout à fait ce qu’avait espéré trouver le Père, en demandant à voir le staroste. Bien que le staroste, tout comme ses concitoyens, fût opposé à l’orthodoxie, c’était surtout un staroste propriétaire terrien, plus aisé et pragmatique que la moyenne, pour qui sauver les apparences et passer pour bon orthodoxe dans une église orthodoxe, devant un pope orthodoxe pour se confesser orthodoxement et communier orthodoxement, sans jamais passer par un prêtre latin pour les baptêmes ou les mariages de sa progéniture, était préférable à ses yeux. Les autorités ne pouvaient que s’en satisfaire et l’avaient donc nommé staroste. Mais un staroste fort méfiant avec ça, jusqu’à l’extrême, capable de cacher depuis sa tendre enfance le moindre sentiment, le moindre désir, et menant son monde d’une main de fer au nom même de ce qu’il appelait sa fonction officielle ; alors, comme il l’avait toujours fait, sans réfléchir ni poser de questions, il exécutait les ordres de ses supérieurs en exigeant qu’on fît de même sous son toit, — sans réfléchir ni poser de questions. En résumé, le staroste était une sacrée tête de bois, trop dur pour l’apostolat d’un jésuite.

La maison du staroste ne se distinguait en rien des autres khatas de la contrée : le même toit en chaume sans cheminée, les mêmes murs-bas sans plâtras, avec de minuscules fenêtres presque aveugles, le même enclos-large avec son tas de fumier au milieu et son pâtis rempli de tourbe sans fond. Face aux fourneaux, des vitres aux reflets écarlates reluisaient telles des braises au milieu de cette grande flaque. Non sans peine, le père avait emprunté un perron de dalles resté sec, avant de parvenir au seuil de la maison starostienne ; il poussa alors la porte du petit porche, et à tâtons, dans l’obscurité, sa main s’empara d’une poignée. Elle n’avait rien de banal non plus : un simple pêne de bois lisse, auquel était fixé un loquet en bois. Or pour ouvrir la porte, il fallait d’abord la pousser d’un coup sec, tourner le loquet de droite à gauche simultanément, puis tirer la porte vers soi avant qu’elle ne s’ouvre et commence à grincer. Ignorant ces détails, le père avait essayé de la secouer, mais acculé comme il l’était dans tout ce foin opaque et enfumé, il butait contre la porte jusqu’au moment où quelqu’un dans la maison, entendant une âme en peine d’entrer, vint ouvrir. Non sans mal une fois de plus pour le Père, la porte étant bien basse et ses yeux pleins de fumée. Entrevoyant enfin un peu de lumière au fond de la pièce, il s’était rué dessus en se prenant le linteau de plein fouet.

— Mais par tous les diables ! — s’écria le père, en se tenant le front, alors qu’il entrait avec cette pieuse salutation dans la maison, où tout le monde dans une muette attente teintée d’angoisse, tournaient son regard vers l’inconnu qui venait d’entrer à cette heure tardive en saluant de cette singulière façon. Le père était resté sur le perron un bon moment, expertisant de sa main la bosse à son front, tout en essuyant ses yeux encore humides. À la fin, voyant toutes ces prunelles qui continuaient de le suivre aussi assidûment, il ôta son chapeau et, faisant un pas en arrière, prononça ces mots en polonais :

— Que soit loué Jésus-Christ notre Seigneur !

— Pour les siècles des siècles, amen ! — lui répondit, toujours en polonais, le staroste assis sur un banc, de l’autre côté de la table, la tête appuyée sur son coude et ne bougeant pas d’un pouce après l’irruption de l’inconnu. Sans attendre d’y être invité, le Père prit place sur le banc près du poêle, en regardant à quoi ressemblait leur intérieur. 

— Suis-je bien chez le staroste du village? — demanda-t-il enfin, en s’adressant au maître de maison.

 Ici même, répondit le staroste toujours sans bouger et dévisageant son drôle de visiteur. 

Ayant reçu cette réponse, le visiteur se tut et recommença à scruter l’intérieur, ne sachant évidemment quoi dire.

— Et que puis-je pour Monsieur ? — demanda le staroste.

— Ce n’est pas moi, brave homme, qui ai besoin de vous, dit le Père d’un ton mielleux, c’est vous qui avez besoin de moi, et je suis là justement pour ça.

— Moi, besoin de vous ? — s’étonna le staroste. Je ne vous connais même pas, comment pourrais-je avoir besoin de vous ?

— Certes, répliqua le Père, je ne parlais pas de vos besoins à vous en particulier, mais des intérêts de votre commune et de nombreuses autres alentour.

Le staroste, après l’avoir longuement dévisagé en silence, et n’ayant rien de mieux à dire, finit par l’interroger d’un ton officiel et menaçant :

— Quel est votre nom ?

— Simon Tsioura, répondit le père, se souvenant à point de son prénom et nom d’avant, tels qu’inscrits sur son passeport.

— Vous avez un passeport ? — poursuivit l’implacable autorité.

Sans rien répondre, le père sortit de sa poche un petit livret qu’il tendit au staroste. Ce dernier, le regardant attentivement, plaça un des feuillets à contre-jour, et après avoir remué la tête, sans lâcher le passeport, poursuivit l’interrogatoire.

— Et vous venez d’où ?

— C’est marqué là, regardez, répondit le Père.

— Peu importe que ce soit marqué, je vous pose la question, répondit le staroste. Le pauvre homme ne savait pas lire.

— De Kozia Wola.

— C’est dans quel gouvernement ?23Goubernia, province administrative dans l’empire russe.

— Gouvernement ? Je n’ai pas de gouvernement.

— Alors quel est votre métier ?

— Je n’ai pas de métier.

— Alors vous êtes quoi au juste ? — demanda le staroste dont la physionomie du visiteur lui revenait de moins en moins.

— C’est marqué sur mon passeport, commissionnaire de commerce.

— Commissaire de commerce ? C’est quoi ça, comme commissaire ? Je n’ai jamais entendu parler de ce genre de commissaire !

— Pas commissaire, mais commissionnaire, répondit le Père avec une patience angélique. Je diffuse des produits à travers le monde.

— Ah oui, vous diffusez des produits ! Et quel genre de produits ?

— Du genre chers. Produits de luxe. Le meilleur de chez le meilleur, se vantait l’étrange commissionnaire, et si ardemment qu’il finit par rendre le staroste soupçonneux.

— Mhh… alors pourquoi courir les villages avec ce genre de produits ? Les gens sont pauvres ici, ils n’ont même pas de quoi s’acheter leur pain, alors vos articles de luxe.

— Oh ne vous inquiétez pas pour ça ! — s’écria le Père. Mes produits, bien qu’ils soient les plus chers du monde, sont à la portée de toutes les bourses, il y en a pour tout le monde, riche ou pauvre. Et pour le pauvre, spolié et pourchassé par la misère, encore plus que pour le riche et l’enseigneuré.

Le staroste restait debout, les yeux écarquillés. L’étrange conversation lui avait donné le tournis.

— Heu… reprenait-il au bout d’un moment, je ne vois vraiment pas de quelle marchandise vous voulez parler. Faites donc voir, si ce n’est pas trop vous demander. D’ailleurs je ne vois pas de boîte avec vous.

— Ma marchandise n’est pas de celles qu’on transporte en boîtes. Et je ne pourrais vous la montrer qu’entre quatre yeux.

De minute en minute, les soupçons du staroste grandissaient. Mais que pouvait-il bien y avoir là-dessous ? Et si ce n’était qu’un de ces brigands, comme il en rôde tant à travers les campagnes ? Sans tergiverser plus longtemps, il finit par s’approcher d’un de ses gars, lui disant à l’oreille d’aller chercher l’adjoint et quelques gars du village :

— Entre quatre yeux, dites-vous ? Heu… et si nous repoussions à demain ? C’est qu’il fait bien nuit déjà, je ne vais rien y voir dehors, et puis faire sortir tout le monde, je ne voudrais pas.

— Mais si, voyons, vous y verrez ! — dit le Père. Donnez-vous seulement la peine de sortir. Aujourd’hui sera  mieux que demain.

« Aïе, quelle pagaille, se disait le staroste. Il compte m’égorger là dehors, ou bien va savoir, c’est peut-être un coup fourré.

Il jeta un coup d’œil à travers la fenêtre — non, tout paraissait calme et tranquille, les chiens somnolaient sur le perron, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Il regarda ensuite le Père : de taille modeste, chétif, malingre, qui plus est seul face à lui, colossal hercule.

— Soit, allons-y !

Ils arrivèrent sur le perron, mais le Père prit le staroste à part, et après avoir longé la maison, ils s’arrêtèrent un peu plus loin, derrière un coin à peu près sec, où sans lâcher sa main, le Père se mit à parler au staroste à voix basse et en toute hâte, de peur d’être vu :

— Je n’ai pas voulu vous en parler tout à l’heure, à cause de votre famille et des soucis que j’aurais pu causer, mais à présent je peux vous le dire. Je suis prêtre catholique, on m’envoie chez vous directement de Rome. J’ai vu les gens de votre région qui avaient été reçus par le Saint-Père, j’ai vu également Frankovski et il m’a conseillé de venir vous voir.

— Sa mère devait le bercer contre le mur celui-là — lança le staroste d’un air dépité.

— Mais pourquoi ça ? Pourquoi ça ? — s’empressa de lui demander le Père.

— Mais parce qu’on va avoir des ennuis, vous et moi.

— Quels ennuis ? D’ailleurs, personne à part vous n’est encore au courant de mon arrivée, et vous n’avez pas l’air du genre à…

— À vous dénoncer ? Ça non, aucune crainte ! Je sais déjà comment ça finirait. On serait coffrés tous les deux.

— Alors de quoi avez-vous peur ?

— De quoi j’ai peur ? C’est bien que vous soyez arrivé incognito, mais après ? Vous ne pouvez même pas dormir chez moi ce soir, à cause des patrouilles de gendarmes qu’ils ont mises en place, et bien sûr, ils iront tout de suite chez le staroste… On va vous remarquer au village, et un juif ou n’importe qui d’autre vous dénoncera tout de suite.

— Mais j’ai un passeport.

— Taratata, il ne vous servira votre passeport. Ici, les contrôles, c’est pas drôle. Le moindre étranger qui traîne de village en village, ils l’arrêtent, l’interrogent, nom, provenance, motif du séjour ? Compter bien là-dessus.

Le Père se trouvait un peu mal après de telles conclusions. — Bon, alors qu’est-ce que je devrais faire d’après vous ? Le staroste se mit à réfléchir, et au bout d’un moment, après avoir décidé quelque chose bien évidemment, d’un ton sec et cassant, il lui dit : — Bien, rentrons ! Et pas un mot à qui que ce soit, vous comprenez ?

Sans plainte ni contredit, le père acquiesça. Perdu.

VII

La starosta avait servi le souper : bortch et patates chaudes. Un souper que le Père, convié à table lui aussi, avait bien du mal à avaler. Une sorte d’esprit pesant et oppressant s’était emparé de lui, trop à l’étroit dans cette khata envahie de vapeurs et de relents entêtants, à la fois de choux, de peaux de mouton et de sueur humaine. Observant soigneusement ses voisins de table, il arrêtait son regard sur leurs visages : bruts, grossiers, et leurs mains : calleuses, usées, tannées par le soleil et les vents, comme si la terre qui les nourrissait en était incrustée. Certes, il y avait dans leur prunelle comme un éclat animal, mais rien, observait le père, qui ressemblât à une lueur, une noble pensée, un instinct religieux, un martyre pour la foi. Leur front bas et borné n’affichait que paresse d’esprit, cette fameuse récalcitrance propre aux primitifs ; d’ailleurs leur calvaire ne venait-il pas de là ? Quelque chose lui écrasait le cœur comme une paire de tenailles. Et c’est dans ce sombre amas de chair qu’il devait insuffler l’esprit ! C’est avec ces lourdes bûches qu’il devait allumer cette même flamme, pure et sacrée qui brûlait en lui ? Quelle tâche énorme, surhumaine ! Le Père était découragé.

La porte du petit porche poussa un grincement. Sur son banc, le Père sursauta. Était-ce un gendarme ? Non, pas un gendarme, mais l’adjoint au staroste, que ce dernier avait fait appeler alors qu’il ignorait encore l’identité du visiteur. En l’apprenant, le staroste n’avait pu que se féliciter d’avoir fait appeler son adjoint. C’est que l’adjoint était un fervent uniate. Son frère était allé à Rome avec la délégation et se trouvait en prison depuis son retour, si bien que l’adjoint avait pris sa suite à la tête de leur petite communauté uniate. L’adjoint, il est vrai, ne s’en était pas ouvert aux autorités, préférant dissimuler son uniatisme lui aussi, mais c’était un homme brave et décidé, prêt à payer de sa personne le jour où sa foi l’exigerait. Voilà pourquoi le staroste avait choisi de confier son visiteur à cet homme-là, ne sachant trop qu’en faire lui-même. 

L’adjoint entra dans la maison et les salua. On le pria de s’asseoir. Il s’assit, alluma sa pipe et resta silencieux, avec cette indifférence propre à nos paysans, en attendant que le staroste lui adresse la parole. Après un bref coup d’œil sur le visiteur, il était clair qu’il n’avait aucune intention d’en jeter un deuxième.

Ils avaient fini de souper. Le staroste commença par questionner son adjoint au sujet de broutilles sans intérêt, tandis que le Père observait attentivement le nouvel arrivant. C’était un homme encore jeune, de bonne taille, aux traits ouverts, avec de fines moustaches taillées court et de longs cheveux châtains aux teintes claires. De ses mains et de son maintien émanait un équilibre, une force tranquille. Ses yeux clairs brillaient d’intelligence, de ruse même un peu ; il parlait lentement et sans hâte, comme s’il pesait chaque mot. Puis le staroste emmena l’adjoint dans un coin pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Sur le visage de l’adjoint, on put lire aussitôt de l’étonnement, puis il y eu comme un éclair de joie, et enfin cette habituelle et pensive indifférence. Une fois le récit du staroste entendu, il prit un instant pour réfléchir à ce qu’il fallait faire, puis il prit sa chapka et, s’adressant au Père avec déférence, il lui dit :

Suivez-moi !

Le Père dit au revoir au staroste, fit de belles saluades à tout le monde puis s’en alla dans la nuit noire en suivant l’adjoint. Ils marchèrent longtemps sans mot dire, traversant avec peine les ornières pleines de boue. Seules parfois quelques flaques grises scintillaient par devers eux, tandis que des saules échevelés bruissaient tristement aux abords des rues. Les chiens aboyaient dans les cours sans oser de plus près. D’ailleurs, on n’y voyait rien. 

— Alors comme ça, vous arrivez de Rome ?  — finit par dire l’adjoint de sa voix sourde et presque tremblante d’émotion. — Oui, répondit le Père. Le Saint-Père entend votre malheur et souhaite vous apporter son réconfort.

— Ah, quel affreux malheur que le nôtre ! — soupira l’adjoint. Et ceux de chez nous, ils les ont coffrés. Mon frère avec. Déjà deux mois. Sans nouvelle de lui depuis tout ce temps. Qu’est-ce qu’il devient, ça Dieu seul le sait. Le prystav m’a dit qu’on ne le reverrait plus. Sa femme se retrouve toute seule avec leurs enfants qui sont tout petits et pleurent jours et nuits… Et ils ne sont pas les seuls ! Dans tous les villages, c’est pareil.

— Dieu est notre espoir… Et pour Sa sainte gloire, on se doit de souffrir aussi. Pour nous, Il a bien souffert, affirma le Père.

— Oui, oui, nous savons tout ça ! Et on ne se plaint pas, même si c’est dur. Ah ! mais grâce à Dieu, vous avez surmonté toutes les peines, bravé tous les dangers et vous êtes enfin arrivé jusqu’à nous ! Pour nous réconforter, disiez-vous ?

— Oui, par la Parole divine,dit le Père qui ressentait comme une gêne après tous ce qu’il venait d’entendre. Ce moujik venait de lui parler de souffrances si vives que son cœur en était devenu lourd, triste et lent, au point de ne plus trouver assez de forces en lui pour venir réconforter par la Parole divine tous ces dolents. Il avait l’impression que chaque mot qu’il prononcerait apporterait, non pas la vraie consolation, mais un simple moment d’oubli, lequel, une fois passé, les plongerait à nouveau dans les affres du malheur.

Se faisant, l’adjoint s’approcha tout près, pencha sa tête vers lui et, comme s’il craignait d’être entendu pas les saules indiscrets, murmura :

— Et sinon, vous nous apportez de bonnes nouvelles ? Voyant que le Père restait bouche bée, peut-être à cause de son étonnement, il ajouta :

 Bon, c’est sûr que vous ne seriez pas venu jusqu’ici de Rome, s’il n’y avait pas quelque chose de bien dans tout ça.

— De quelles bonnes nouvelles voulez-vous parler ? — demanda le père étonné.

L’adjoint murmura encore plus bas :

— Quoi, vous ne savez pas ? Celles que nous avait promises ce monsieur, là, venu pour la délégation.

— Et que vous avait-il promis ?

— Non, mais ça, vous devriez le savoir ! Il nous avait dit que ceux de chez nous paraîtraient devant le saint Père, et qu’après ça le Saint-Père ordonnerait au tsar de nous laisser libres de croire comme notre cœur le voudrait.

— Il vous a dit ça ?

— Mais comment ! Sinon à quoi bon dépenser autant pour cette délégation ?

— Oh, misérables ! Mais il n’a pas pu vous dire une chose pareille, pas plus que le Saint-Père ne saurait faire ce que ce monsieur vous a dit qu’il ferait. Le Saint-Père n’est plus qu’un captif que l’on persécute tout comme vous. Le Saint-Père priera pour vous, s’enquerra de vous, mais ordonner quoi que soit, point ne peut.24Après l’annexion des États pontificaux par le Royaume d’Italie en 1870, la papauté ne retrouvera sa souveraineté qu’en 1929, avec les accords de Latran. 

Le Père ne devait sans doute pas savoir lui-même quels funestes et terribles effets ses mots venaient de causer sur l’adjoint. Sa grande stature s’était affaissée, comme brisée net. Or c’est le socle même de sa foi qu’on venait de briser. Car cette foi en l’invincibilité et les pouvoirs illimités du Saint-Père, c’était le cœur même de sa religion ! Le pauvre Père ne se doutait même pas qu’au lieu d’éveiller en cet homme de la compassion pour le Saint-Père, triste et humilié, il venait de déchausser la pierre d’angle tenant tout l’édifice de sa foi.

L’adjoint se taisait depuis un moment. Le Père en avait assez de cette marche dans l’obscurité, sur un chemin cabossé avec de la boue jusqu’aux genoux. Ses cuisses le brûlaient, comme tapissées de braises à cause du manque d’exercice, et cette route qui n’en finissait pas. À vrai dire, le père ne savait s’ils traversaient un village ou un bois, pas une seule lueur ne perçait à travers les fenêtres. Puis l’adjoint s’arrêta.

— Voilà, mon Père, lui dit-il. Je ne vous amène pas chez moi, on manque de place, de confort, les enfants sont encore petits. Voici la maison de mon frère, elle est inoccupée maintenant, vous y serez en sécurité, et pour le manger, tout le nécessaire, je m’en occupe. Demain soir, on se réunira tous pour vous écouter, vous ferez dire les prières. Cela fait un an qu’il n’y a plus eu de baptêmes ni de mariages tels que Dieu le veut. Peu d’entre nous sont allés à Cracovie. Je ne vous demanderais qu’une seule chose : ne leur dites pas ce que vous m’avez dit, ‒ vous savez, au sujet du Saint-Père. 

— Ne pas leur dire ? Et pourquoi ça ?

— Parce que ça découragerait tout le monde. Et puis sur quoi tiendrait-on, misérables comme nous sommes, si notre dernier espoir en le Saint-Père nous lâchait ? Ce que vous m’avez dit est peut-être vrai, mais je n’y crois pas, parce que je ne veux pas y croire. Et n’en parlez à personne, ça casserait tout. Dites tout ce que vous voudrez, mais surtout, soutenez-nous, ne nous découragez pas !

Le Père décontenancé n’en revenait pas. Alors c’est donc ça ! C’est sur ces bases que reposait l’Union ici ! C’est pour ce genre de vérité qu’on mourait, qu’on se ruinait, qu’on se faisait jeter en prison et envoyer en exil ! Dans sa tête tout était devenu confus ; il avait l’impression d’être tombé dans un gouffre abrupt dont il cherchait en vain à sortir.

VIII

Infiniment longue et pénible avait été la nuit pour le père Gaudenty ! Enfermé et bien seul dans cette khata abandonnée qui sentait le moisi et les larmes pas tout à fait sèches, il n’avait pu trouver un seul instant de sommeil. Bien que les impressions du jour et leurs images intenses épargnaient ses nerfs, elles plongeaient tout son être dans une sorte de froideur, comme on en ressent dans la bruine automnale. Des pensées sans joie s’étaient bousculées dans sa tête, retenant ses paupières sur le point de tomber ; or de pires tracas sans doute les tenaient ouvertes : l’air vicié de cette maison désolée, un rude grabat de chaume et un traversin de paille pour toute literie, et surtout les punaises, qui accouraient affamées, de tous les coins obscurs vers son corps, pour s’en abreuver. Telle une anguille sur la poêle, il n’avait pas arrêté de se tortiller sur son dur sommier ; en premier ressort, il avait tenté de se persuader que tout cela ne devait être qu’une épreuve envoyée par Dieu, que tout cela ne devait être que les souffrances indissociables des grandes causes, de l’apostolat. Durant un bref instant, il s’était même imaginé en ascète de l’ancien temps, plaçant des larves sur ses plaies purulentes, avec ces mots : « Mangez ce que Dieu vous donne ».

Mais ses nerfs, inaccoutumés à ce genre de martyr, ne pouvaient se contenter d’une telle philosophie ; à plusieurs reprises, il avait sauté du lit, fait les cent pas et à chaque fois, dans l’obscurité, le Père s’était cogné, de la tête ou du pied, contre un obstacle quelconque. Il aurait bien allumé la lumière, si seulement il y en avait une dans cette maudite bicoque. Il avait même pensé, un moment, passer la nuit debout pour se coucher au petit matin, mais la fatigue prenant le dessus, et pis encore, le froid lui donnant d’horribles crises de tremblote, il avait dû renoncer. Claquant des dents, abattu, tout racorni, le père s’en était retourné bon gré mal gré sur sa couche, avec le sentiment de s’allonger sur un lit de torture. Les premières morsures de punaise lui avaient soutiré une bordée de jurons qui passèrent par sa gorge sans la moindre piété ; il se mit alors à tarabiscoter de ses propres mains moult parasites, dont l’odeur répulsive acheva de lui mettre les nerfs à vif. Mais la fatigue finit tout de même par prendre sa part : malgré tous ces tourments et l’inconfort, le sommeil arriva, bref et agité. 

La même vermine qui l’avait persécuté tout au long de la journée se retrouvait maintenant dans son rêve. Et déjà les prunelles insinuantes et rusées du roulier juif dardaient devant lui, souriantes, comme pour dire : « Oh-oh, mais on te connaît toi ! ». Il semble faire un signe de croix, puis ses yeux, devenant deux patates, s’enfoncent au fond de sa gorge, en le suffoquant et le brûlant de l’intérieur. Il se signe à nouveau, implorant le salut divin, et de ces patates se forme une énorme punaise, écarlate, tout écailleuse, avec un long bec et des pattes crochues, déboulant tout droit sur sa poitrine pour lui enfoncer son rostre dans le cœur et en aspirer tout le sang. Un effroi indescriptible s’empare alors de lui, l’obligeant à fuir de toutes ses forces face à l’horrible monstre. Il arrive bientôt face à un chemin infiniment long et bourbeux qui semble se perdre au milieu des brumes ; des paquets de boue lui collent encore aux bottes, mais la peur lui donnant de l’éperon, il continue d’avancer sans répit. Dans son dos, un terrible halètement se fait entendre, quelque chose d’inédit, tenant à la fois du ricanement et de l’intimidation, puis il se met à courir, à courir, jusqu’à en perdre haleine au milieu de ce bourbier, dont il a toutes les peines à se dépêtrer. Or ses forces menacent de lâcher à tout moment, ses poumons manque d’air, des crampes horribles le dépossèdent de ses jambes, — il regarde derrière lui, et l’épouvantable monstre est toujours là, bec dressé, — encore un pas, et dans un dernier cri de désespoir, il trébuche tête la première contre une souche… pour se réveiller, vraiment cette fois, au bas de sa couche. À force de remuer durant son sommeil, il était tombé de son bas-flanc en se cognant la tête contre un banc.

Les premières lueurs étaient apparues : on y voyait un peu plus clair maintenant dans la maison, dont les fenêtres s’ouvraient au jour, comme on dit. Mais avec le froid l’atteignant davantage que durant la nuit, le Père s’était levé pour aller faire quelques pas, histoire d’échauffer ses articulations enraidies. Triste orée du jour, dans cette pauvre masure, sans feu ni chaleur, doublement triste même, pour le Père Gaudenty. Non seulement son corps comme broyé de partout, lui donnait d’atroces douleurs, et sa tête qui par manque de sommeil, lui grésillait et bourdonnait en dedans, mais son âme, malgré sa fervente prière, n’attirait plus cette lumineuse et céleste sérénité sans laquelle, pensait le Père, aucune espèce d’apostolat n’était possible.

— Mon Dieu, grognait-il du fond de son âme dépitée, que vais-je bien pouvoir leur dire ? Comment m’adresser à ces cœurs endurcis dans l’ombre et la douleur ? Serai-je assez habile pour atteindre cette corde qui vit dans leur âme et en jouer assez bien pour dire Tes louanges ? Mon Dieu, mon Dieu, donne-moi la force, donne-moi une langue de feu, apprends-moi à toucher leurs cœurs !

Mais la langue de feu tardait à venir ; les pensées lasses du père n’arrivaient pas à s’assembler et se mettre en place ; son attention se laissait distraire par les objets environnants qui peu à peu, dans le jour naissant, émergeaient des sombretés de la nuit, tandis que ses sens de plus en plus éveillés, percevaient leur entière et sordide apparence. Un grand poêle en terre cuite sans cheminée qui devait occuper un quart de la surface, de tristes murs noircis de suie et aussi accueillants qu’un caveau, un bas-flanc de bois, une table sans pied taillée à la hache : c’était là, saleté et poussière excepté, tout l’inventaire de la sinistre maison. Et c’est ainsi entouré, que le père devait ranimer son esprit, rendre sa parole ardente et embraser avec elle le cœur des hommes ?

Un petit matin gris s’installait, sombre et morose. Le Père faisait des va-et-vient dans l’étroite maisonnette en attendant les gens ; lentement, laborieusement, il se préparait à la grande palabre qui devait avoir lieu devant le peuple assemblé. Enfin, des bruits de bottes pataugeant dans la boue se firent entendre et le même adjoint qui l’avait accompagné ici la veille, finit par entrer. 

 — Bien le bonjour, sagrâceté, salua-t-il à la polonaise, avant d’attraper sous sa tunique de petits baluchons de provisions et une bouteille de vin cachés sur sa poitrine. Je vous ai apporté quelques vivres, prenez des forces, vous en aurez besoin pour la grosse journée qui vous attend, d’autant que la nuit n’a pas dû être très bonne.
— Comment ça, grosse journée ? — demanda le Père.

 Les mariages des deux années passées à confirmer, les enfants à baptiser, et nous autres qui ne croyons point au dieu des schismatiques, à confesser.25Les Orthodoxes en général étaient appelés schismatiques par les catholiques et réciproquement. L’expression provient du Grand Schisme, rupture définitive entre Rome et Byzance survenue en 1054. C’est que vous ne resterez peut-être pas très longtemps par chez nous, mais puisque Dieu vous y amène, alors autant profiter de vous. 

Ces mots laissèrent le Père quelque peu perplexe. Lui-même ne savait plus s’il devait se réjouir de la résilience de ces gens « qui tenaient tant à ne pas croire au dieu des schismatiques », ou bien se désoler de leur esprit primaire, à vouloir tout de suite exploiter sa présence comme bon leur semble. Mais il n’eut pas vraiment le temps d’y réfléchir. L’adjoint le pressait de finir de manger, les gens étant sur le point d’arriver ; pour plus de sécurité, il leur avait dit de venir par petits groupe, afin de ne pas éveiller l’attention des autres habitants.

— Toute la communauté catholique ne sera pas présente alors ? — demanda le Père.

— Mais par Dieu, surtout pas ! — répondit l’adjoint. À quelques maisons d’ici, il y a le tenancier juif. Je crains déjà le pire ! Ah, sagrâceté, comme c’est dur ici ! On est surveillés de tous les côtés, épiés comme des bêtes sauvages. Et pourquoi donc ? Parce qu’on reste fidèles à la religion de nos pères, qu’on ne veut point renier notre Dieu et que le tsar n’en est pas un pour nous ? 

Le Père s’était mis à regarder le moujik de ses grands yeux. Dans ces mots simples de paysan, il avait perçu quelque chose de touchant. Cette logique de moujik, grossière, loin de la vérité (et le Père savait bien que les arguments de l’adjoint étaient loin de la vérité) n’en était pas moins frappante, parce qu’on y sentait la force élémentaire qui portait ce peuple ; en elle vibraient note contre note, les souffrances, les vexations et la sainte colère qui s’élève contre toute tyrannie et ne cesse jamais d’être sainte y compris lorsque son fondement logique n’est pas tout à fait exact. Le Père avait à peine eu le temps de reprendre un peu de forces (il faut dire que les victuailles de l’adjoint tranchaient avec l’ordinaire du moujik, la communauté s’étant cotisée) que déjà le peuple commençait à arriver. Pataugeant à pas lents dans la boue et jetant çà et là des coups d’œil discrets, ces visages de cire ne laissaient rien paraître, et demeuraient impassibles comme s’ils n’avaient jamais rien pensé de leur vie ; il y avait là des mères de famille avec leurs petits à baptiser, de jeunes maîtres de ferme avec leurs compagnes à marier, des vieux et des vieilles à confesser et à faire communier. Sans mot dire, ils entraient en faisant le signe de croix, s’agenouillaient devant le Père assis près de la table avec son aube et son étole, puis lui baisaient les mains en sollicitant les saints sacrements. Le cœur lourd, le père découvrait ces visages bouffis, inexpressif, disgracieux, souvent battus à sang, ridés, crûment marqués par les larmes, les disettes, les maladies ; le cœur lourd, il sentait ces mains râpeuses comme des rifloirs, dures et noires, souvent sèches comme des tisons, et ces lèvres, bleuâtres et flétries, sans vrai sourire, sans joie, sans un mot, ni amical, ni amoureux, ni instruit. « Mon Dieu ! disait son cœur dolent, en voilà une terre à travailler ! Et ces brebis, Seigneur, qu’ont-elles fait de si grave pour que Tu les prives d’un berger ? ».

IX

Patient, soigneux, infatigable, le Père avait fait son office toute la sainte journée. Le soir venu, un petit groupe de moujiks s’était rassemblé sous le petit porche devant la maison ; le staroste était venu lui aussi et leur discussion allait déjà bon train. Lorsque le Père eut fini de confesser le dernier d’entre eux, ils entrèrent d’un seul pas dans la maison.

— Grand merci, sagrâceté, de votre bonté, et pour les saints sacrements ! — dit l’adjoint. Et maintenant, préparez vos affaires. Nous partons.

— Où ça ? — demanda le Père.

— Dans un autre village, vous ne pouvez plus rester ici.

— Pourquoi ça ?

— Pour cette raison, dit le staroste en s’inclinant respectueusement, que les gendarmes peuvent débarquer cette nuit ; d’ailleurs ce tenancier juif est resté toute la journée à sa fenêtre, à épier tout ce qui passe. Qui sait si la chose n’est pas déjà ébruitée. Si jamais on vous attrape, j’aurai de gros ennuis moi aussi, et tout le village avec, mon Dieu, faites que cela n’arrive pas

— Bien. S’il faut y aller, alors allons-y, dit le Père. Ils savent que j’arrive au moins ?

— Bien sûr. On leur a envoyé un de nos jeunes, il y est allé à cheval, de bon matin. « D’accord » qu’ils ont dit. Tout sera prêt pour vous là-bas, vous y ferez ce que vous avez à faire. Ensuite ils vous emmèneront au village suivant, et ainsi de suite. Après ça, vous prendrez la direction que vous voudrez : celle de la frontière ou celle de Varsovie, peu importe.

Le visage du Père s’illumina. L’horizon qu’offrait cet esprit simple de moujik n’était pas mal non plus. Après l’avoir vu à l’œuvre, le Père venait de comprendre que l’important pour ces gens simples, ce n’était pas le fond, mais la forme, autrement dit les apparences que devait revêtir le catholicisme, et qu’en mettant en valeur ces apparences, il lui serait possible de remplir en partie sa mission. Le travail ultérieur, plus profond, n’arriverait qu’avec le temps et à pas lents, étant donné les circonstances. En méditant tout cela, il avait plié bagage, s’était emmitonné au possible, puis donnant congé, il s’en était allé avec l’adjoint par un chemin mauvais à travers champs, qui par de-là une rivière ne formerait plus qu’un lassis de sentiers sans fin, jusqu’à un endroit retiré, où l’attendait une carriole attelée à quelques bons chevaux. Près de l’attelage se tenait un homme trapu, d’âge moyen, un vieux kojoukh sur le dos et une toque en mouton enfoncée jusqu’aux sourcils.

— C’est vous, Borovéï ? — lui demanda l’adjoint, ne distinguant pas son visage dans le crépuscule.

— Lui-même, répondit Borovéï, ajoutant aussitôt : Sa Grâce est là ?

— Oui.

— Que notre Seigneur Dieu soit loué ! — salua Borovéï en polonais. Puis il accourut, légèrement courbé devant le Père, afin de baiser sa main.

— Alors cette route, elle est sûre ? — l’interrogeait encore l’adjoint. Borovéï se leva en se grattouillant la nuque.

— Heu… oui la route a l’air sûre, mais va donc savoir avec ces satanés juifs !

— Les juifs ? Il faudrait déjà qu’ils soient au parfum.

— Mais c’est bien ça le problème : si ça se trouve, ils savent déjà tout.

— Comment ça, tout ?

— Et comment diable le savoir ! Je crains que ce Herchko, le roulier là… S’interrompant lui-même, il s’adressait maintenant au Père : Vôtre grâce, vous êtes bien arrivé avec un petit juif rouquin un peu louche ?

— Oui, c’est bien lui, répondit le Père, pour le moins surpris par la question.

— Durant le voyage, il ne vous aurait pas posé des questions du genre « qui êtes-vous, chez qui allez-vous et pourquoi » ?

— En effet.

— Et qu’est-ce que vous lui avez répondu ?

Le Père exposa brièvement aux moujiks sa conversation avec le juif.

— Nous y voilà, fit Borovéï, après ça, il s’est dit que quelque chose ne tournait pas rond. Parce que des commissionnaires, il n’en vient jamais par ici. Encore heureux qu’il ne vous a pas emmené directement chez le prystav.

— Quoi, mais qu’est-ce qu’il y a de si suspect là-dedans ? — s’esclaffa le Père, après quoi il sentit un coup de chaud envahir sa poitrine, tandis qu’un grand frisson lui glaçait le dos.

 — Il a pu se dire diable sait quoi, mais tout ce que je sais moi, c’est qu’il a passé la nuit au village, chez le tenancier, et que le lendemain matin, lui et les autres juifs sont allés voir le prystav. On peut s’attendre à des barrages de gendarmes sur toutes les routes dès cette nuit.

Le Père baignait dans la tristesse.

— Allons, les choses n’iront peut-être pas si mal, lui dit l’adjoint en essayant de le rassurer un peu, quand soudain un homme à cheval arrivant depuis le village, déboulait dans la plaine brides abattues. La pauvre monture en avait jusqu’aux genoux, blanchie d’écume et hors d’haleine au milieu des labours, mais bien évidemment elle donnait tout ce qu’elle avait dans le ventre, quitte à ne satisfaire qu’un dixième de ce que lui demandait le cavalier.

— Cachez-vous, sagrâceté ! — crièrent les deux moujiks dès qu’ils aperçurent le cavalier.

Le Père pâle et tremblant, s’était réfugié tête baissée dans les fourrées. Les deux moujiks se postèrent près de l’attelage en attendant de découvrir qui pouvait bien être le mystérieux cavalier. Et ils reconnurent assez vite un des leurs, dont la mine laissait déjà entrevoir la teneur des nouvelles qu’il apportait.

— Dieu merci, j’arrive à temps, lâchait-il, à bout de souffle, avant de sauter de son cheval. Sacrée cavalcade, par Dieu !

— Alors, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi on t’envoie ?

— Il y a, il y a… que pour aller mal… ça va mal ! Le prystav est passé en interrogeant tout le monde : « Alors il est où votre rebelle ? » Le staroste est déjà menotté, mais nie en bloc.

— Et qu’est-ce qu’il a bien pu dire alors ?

— Oh, il a dit, « j’ai reçu un tel chez moi, pour la nuit, mais il est reparti » et puis plus rien. Par Dieu, il est impitoyable, le prystav avec le tas de sbires qu’il a rameutés. J’ai cravaché jusqu’ici pour vous prévenir qu’il est plus question de vous montrer avec Sa grâce dans le moindre village, d’ailleurs toutes les routes sont déjà quadrillées, et demain ils vont peut-être même boucler les petits chemins de forêt.

Le Père depuis ses taillis n’avait rien perdu de la conversation, et malgré leur patois moujikien il avait parfaitement compris ce qui l’attendait ce soir : la fin du voyage. Cette Russie gigantesque, autocratique et schismatique qu’il ne connaissait qu’à travers des on-dit, lui avait toujours semblé un dragon à cent têtes, et voilà que le monstre était sur le point de lui mettre la patte dessus pour l’étouffer et le mettre en rondelles, le réduire en bouillie et le jeter dans l’abîme, noir et sans fond où jamais n’entre la lumière et dont jamais ne sort le moindre cri de supplicié. Disparaître ! Disparaître ! Sans même avoir ne serait-ce qu’entamé ce qu’il y avait de plus grand à accomplir ! Disparaître, juste pour avoir osé fouler cette terre maudite, osé toucher de son petit doigt le puissant colosse ! ‒ Telles étaient les pensées qui taraudaient le Père, soudain pris d’une convulsion extrême.

Pendant ce temps, les moujiks palabraient à voix basse près de l’attelage. La plaine se dérobait déjà sous le dense crépuscule, et dans le déclin leurs silhouettes affublées d’épais kojoukhs et de toques échevelées, avaient quelque chose de maléfique, quelque chose de sauvage.

Le père cogitait : « Mais de quoi peuvent-ils bien causer ? Ils se mettre d’accord, pour échanger leur peau contre la mienne et la vendre au prystav ? » Il s’indignait d’avance de l’infâme traitement infligé par ces gens barbares, veules et mesquins. Mais avant qu’il ne touche le fond de cette juste colère, l’adjoint lui fit signe de les rejoindre.

— Bien, sagrâceté, dit-il franchement, vous êtes mal tombé en venant chez nous, vous ne pouvez plus aller plus loin.

Le Père, debout face l’obscure lointain, ne disait mot, mais n’en pensait pas moins : « Cause toujours, mon gars, je vois bien ce que tu trames dans mon dos ! ». 

— Vous ne pouvez pas rester là, les sbires du prystav peuvent vous tomber dessus d’un moment à l’autre

— Et que dois-je faire alors ? — demanda le père, désespéré.

— Faire demi-tour et rejoindre la frontière.

— La front… la frontière… ? — marmonna le Père, désarçonné. Et c’est aussi simple que ça ?

— Pas simple, mais faisable. On connaît la forêt, on va essayer de vous faire passer par les petits chemins.

— Qui ça, on?

— Nous, pardi, et plus que les anges du ciel en tout cas. On s’est déjà mis d’accord : Borovéï vous emmènera.

— Mais et les garde-frontières ?

— On devra passer en douce.

— Et si on vous cherche ?

— Les miens savent déjà quoi répondre.

— Et si on se fait attraper ?

— Alors là, fini pour nous. Mais faut bien mourir un jour.

Le père commençait à peine à comprendre leur conciliabule de tout à l’heure ; il comprenait surtout à quel point stupides, infâmes et mesquins avaient été ses soupçons, et comme fermes et irrévocables étaient le courage et la volonté de ces hommes, qui sans rien attendre en retour étaient prêts à tout perdre, même ce qu’ils avaient de plus précieux en ce bas monden, rien que pour la cause. C’est la première fois qu’il posait sur ces barbares sans façons un regard non seulement admiratif, mais profondément respectueux.

— Allons, c’est pas le moment de traîner, fit Borovéï. Asseyez-vous, sagrâceté ! La nuit va être longue, mais je crains qu’à minuit on se retrouve sous un clair de lune qui nous serait fatal. Faut s’dépêcher.

Brefs, mais sincères avaient été les adieux du Père Gaudenty. Oubliant toutes leurs différences de condition, de statut et d’instruction, le père avait embrassé le moujik comme on embrasse un frère ; il en avait même omis la bénédiction comme si un bref instant, l’homme en lui avait dépassé le prêtre. Il prit place ensuite sur la carriole en s’emmitouflant, sur les conseils de Borovéï, d’une grossière toile pleine de crasse qui traînait derrière ; Borovéï monta à son tour, et une fois les rênes et le fouet bien en mains, ils s’en allèrent à vive allure, à rebours du village, par un petit chemin à l’orée d’une forêt, avant de disparaître, comme engloutis dans l’incertaine et lointaine immensité.

X

Silencieux, le père avachi à l’arrière de la carriole, tenait ses pieds dans la paille, gigotant parfois par à-coups, assailli par le froid. Tristes et tout aussi silencieux étaient son cœur et son esprit ; la fatigue avait pris le dessus et ses pensées comme repliées sur elles-mêmes, commençaient à faillir tels des volatiles dans l’éther glacé ; un seul désir dominait tous les autres : trouver au plus vite un petit coin tranquille, bien au chaud ! Le conducteur n’était guère plus disert, — d’ailleurs à quoi bon discuter dans cette obscurité, sur une route forestière jamais fréquentée, sachant que cette traîtresse de route, sur laquelle on pouvait à peine rouler, exigeait deux fois plus d’attention ! D’ailleurs, deux prunelles supplémentaires n’eussent guère été d’un plus grand secours, surtout dans cette forêt aussi noire qu’une tanière sans fond. Borovéï, visiblement, avait renoncé à mener ses chevaux et leur avait laissé le soin ; habituées sans doute, ces bêtes avançaient doucement, mais sûrement, et il était rare que les roues sursautent contre une souche ou s’enfoncent dans une ornière jusqu’au moyeu, ce qui donnait au conducteur la certitude qu’ils suivaient un vrai chemin au lieu d’une sommière quelconque. 

Jamais de toute son existence le Père n’avait traversé forêt plus profonde, et en pareilles circonstances encore moins. Nul prodige donc, à ce que toute la fabuleuse magie, toute la souveraine harmonie des forêts fasse chavirer son âme dans un flot infini. Exempt des rigueurs de la plaine, la fraîcheur liquide des sous-bois l’avait ravigoté, il avait repris haleine et les tambourinements de son cœur s’étaient faits plus rapides. Ses yeux grands ouverts capturaient en un rien le moindre jet de lumière, scrutaient avec soin l’impénétrable obscurité, lovée sous des couronnes de pins centenaires, tandis que leurs troncs puissants, alignés tels des faisceaux sans borne, semblaient des géants prêts à livrer bataille. Hou ! Une hulotte au loin hulula. Entre les cimes, l’interminable plainte du vent emplissait le Père d’un étrange vague à l’âme : « Où vais-je ? À quelle fin ? Au nom de quoi ? Au nom de qui ? » Une branche jetée à terre par les vents venait de craquer sous la roue. C’est toute ma vie, ça… se disait le Père en silence. Mais où donc se cache ce grand arbre vert qui m’a vu grandir, celui dont on m’a arraché ! Il doit bien se trouver quelque part, et pourtant je n’en saurai jamais rien. Une branche morte dans le vent, voilà tout ce que je suis ! Juste bon à me retrouver par terre, me faire rouler dessus et finir en morceaux.  

L’imagination, malgré lui, le tirait par-delà cet océan de froideur et de pénombre, vers les obscures hauteurs du ciel. Les lugubres troncs d’arbres devenaient d’intraitables colosses, immenses et sombres ; leurs têtes touchaient le ciel et leur noire soutane masquait la lune et le reste du firmament. Voilà qu’ils formaient leurs faisceaux, sans un bruit, tel un nuage hémisphérique, voguant aux levants, aux septentrions. Leurs pieds retournaient le sol comme des eaux en furie, tandis que de leurs mains émanait une étrange aura soufflant toute résistance ; et leurs têtes — non, ils n’avaient pas de têtes, juste de grands chapeaux sur les épaules, avec une seule tête pour tous, immense, colossale, d’un éclat qui n’était pas de ce monde, et qui, colportant sans discontinuer un flux inarrêtable d’idées obscures, d’anathèmes et de bénédictions, d’intrigue et d’héroïsme, les jetait ensuite comme de noirs éclairs aux quatre coins du monde, rechargeant les terribles légions d’une énergie nouvelle, qui les poussait comme les vents poussent les nuages, toujours plus loin, toujours plus loin… mais jusqu’où ? Et à quelle fin ? 

— Ad majorem Dei gloriam!26« Pour la plus grande gloire de Dieu » — criait le vent par-dessus les arbres, murmuraient les pins en s’agitant, l’oiseau de nuit en hululant.

« Mais c’est nous, ça ! — pensait maintenant le Père. C’est l’Ecclesia militans !27L’Église en armes. Alors, bombant le torse et plein de morgue, il releva le menton, fier d’appartenir à cette force que rien ni personne ne saurait arrêter. 

Mais que se tramait-il encore de merveilleux dans son esprit fantasque ? Il lui semblait qu’au-dessous, sortant de terre, surgissaient de nouveaux chevaliers, terribles, insaisissables. Il en sortait de-ci, de-là, comme des myriades de bulles sous des trombes d’eau, comme des foisons d’éclairs dans un ciel d’orage, et ils filaient, imprévisibles comme des météorites, avant de s’abattre comme des obus sifflants, sur les sombres légions de géants. Et elles cognaient fort ces sombres légions, tandis qu’au-dessus d’elles, cent fois plus dures, fulminaient de grandes formules d’anathème, d’imprécations, et il en tombait de plus en plus en plus, aussi dru qu’un chapelet de mitraille. 

La terre, à perte de vue, s’était hérissée de cônes étincelants : c’étaient les casques de la nouvelle chevalerie naissante.28À noter qu’en Galicie les clochers des églises baroques sont souvent coiffés de « casques » en pointe, comme on les appelle là-bas. L’image parle d’elle-même. À l’unisson les sombres légions jetaient leur clameur, et de rive en rive, de parage en parage, celle-ci parcourait la terre, pendant que les nouveaux chevaliers d’airain s’en extirpaient à grand-peine, lentement, mais sûrement. Leurs têtes pointaient déjà au-dehors et leurs puissantes épaules enfoncées dans leurs armures sans défaut, s’articulaient une à une. La terre grondait sourdement, furieuse d’enfanter pareille race ; sans doute avait-elle moins souffert, quand des dents du dragon éparpillés par Cadmos, s’éleva un même fruit.29Dans la mythologie grecque, Cadmos sème les dents d’un dragon, dont naîtront les guerriers de Sparte (du verbe sparteîn : éparpiller, semer). 

Des visages par milliers prenaient déjà le père en ennemi, des prunelles par milliers lui décochaient leur haine, et voilà qu’à présent, des milliers de mains aussi innombrables que la branchure des arbres, menaçaient de se refermer sur lui telle une phalange géante. Alors, par des milliers de bouches retentit dans l’air comme un coup de tonnerre fracassant :

— Ne crie pas victoire ! Ratio vincit.30« La Raison triomphe » (de tout).

— Sanctus ! Sanctus ! Sanctus ! s’écria le père en se réveillant. Mais le tonnerre roulait toujours dans ses oreilles. Qu’est-ce donc ? Où est passé l’obscur charretier dont la silhouette s’érigeait comme une meulette de foin ? Plus de conducteur, volatilisé. Et les chevaux avec ça, lancés comme des bêtes enragées, ils n’avaient plus pour maître qu’une voix sourde qui les harcelait comme de sous terre : Dia, hue !  Qu’est-ce que c’était que tout cela ? Le père se frottait les yeux pour y voir plus clair, quand soudain retentit de derrière un pin, quasiment au-dessus de son oreille, un horrible, non pas cri, mais mugissement :

— Halte là !

— Que soit loué notre Seigneur Jésus-Christ ! — marmonna le Père en polonais, totalement pétrifié et ne maîtrisant plus rien, ni gestes ni élocution. 

— Hue, dia !— cria la voix sourde d’en dessous, et les chevaux en ruant de toutes leurs forces, repartirent en trombe. L’heure était grave.

— À couvert, à couvert ! — alerta la voix, mais le Père encore décontenancé sous l’effet de la peur et de la surprise n’était pas en mesure d’entendre, encore moins de saisir l’avertissement. Il allait vite comprendre, pourtant. Là de chaque côté, des coups étaient partis, quelque chose de méchant traversa l’air, puis une grosse crosse de soudard le foudroya dans le dos. Quelques centimètres plus haut, et c’est son crâne qui éclatait. Le coup fut si rude que le Père, comme une meule à la renverse, se retrouvait tête la première dans les foins sans demander son reste, tandis que le soldat, culbuté par le cahot, se vautrait dans une flaque. Une aubaine pour nos deux voyageurs. Au bout d’une minute, ils étaient déjà de l’autre côté de la frontière, mais pas tout-à-fait sortis d’affaire encore, des factionnaires s’étant acharnés à les poursuivre sur un bon bout de chemin, et en leur tirant dessus même, sans pouvoir toutefois les rattraper.

À une demi-lieue de la frontière, ils quittaient déjà la forêt et se retrouvaient au beau milieu des champs. Borovéï, alerté par un bruit dans les fourrées juste avant la frontière, s’était mis à plat ventre dans le chariot. Il était le premier à se relever.

— Sagrâceté, ohé ! sagrâceté ! — fit Borovéï, en remuant un peu le Père. Pour toute réponse, il n’entendit qu’un long soupir.

— Qu’avez-vous, sagrâceté ? — s’enquérait le moujik. Vous pouvez vous relever, la voie est libre !

— Oh, mais ça m’est bien égal maintenant !

— Par Dieu ! — s’écria Borovéï. On vous a blessé ?

— Pas blessé, tué…

— Tué ! Seigneur ! Sûrement une balle ! À quel endroit vous avez mal ?

— Oh non, c’est pas une balle ! — gémissait le Père en essayant de se relever. Aïe aïe aïe !.. Tout est cassé, là… mes côtes… et sur mon visage, il y a plein de sang !

 — Mon Dieu, mon Dieu ! — s’écriait Borovéï. Quel malheur ! Mais je vous l’avais pourtant bien dit : « À couvert ! » Ah si seulement on y voyait quelque chose, il fait nuit noire ! Ne vous en faites pas, on arrive bientôt au village.

— Il sera trop tard, jérémiait le père, je me vide de mon sang !

Un dernier soupir, et il retombait dans les foins. Borovéï sans perdre une minute, fouetta les chevaux et prit directement la route d’un village voisin, où résidait un pope ruthène.31Ukrainien. L’aube était déjà proche lorsqu’ils arrivèrent, et déjà jour lorsqu’au domaine popal les bonnes furent réveillées. Le père à son grand étonnement, se découvrait encore en vie, et chaleureusement blotti dans la paille, dans un bien meilleur état, ses douleurs aux côtes s’étant curieusement assagies. Seul le saignement persistait.

« Je me meurs, c’est sûr, je me meurs, pensait-il. Dans les romans, quand un homme se vide de son sang, il a toujours l’impression d’aller mieux. » A grand-peine, on réveilla quelqu’un dans la domesticaille ; on vit de la lumière dans les cuisines, puis un jeune larbin arriva dans la cour, muni d’une lampe.

— Quel genre de mauvais diable vient nous casser les pieds à une heure pareille ? — s’indigna-t-il.

— La ferme, renvoya Borovéï. J’ai Sa grâce là, en train de mourir, aide-moi plutôt à la transporter, faut qu’on la sorte d’affaire.

— Comment ça, sa grâce, quelle grâce ? — demanda le larbin.

— Dis-voir, Savko, c’est toi le patron ici ? — pesta Borovéï. Alors pose pas de question et prends-la !

Tout doucement, ils sortirent le Père de la carriole et l’accompagnèrent en le tenant par les bras jusqu’aux cuisines. Le curé qui s’était levé entretemps les y attendait déjà. L’horrible vision ne manqua pas de le frapper. Le Père Gaudenty, enguenillé comme un pauvre hère, le visage en sang et couvert de paille, se traînait en gémissant. Le curé à sa vue en claqua même des paumes.

— De l’eau ! Qu’on apporte de l’eau ! s’écria-t-il. Et l’eau fut apportée. On lui ôta alors son pardessus miteux, on nettoya son visage, après quoi il s’aperçut à sa grande joie et non moins grande honte, que ce n’est pas de la bouche qu’il saignait, mais du nez, à cause d’un fétu de paille qui avait dû s’introduire dedans après le coup de crosse du gendarme et la chute en pleine face qui en avait résulté. 

Ainsi s’achevait la malheureuse première mission du Père Gaudenty en Podlaquie. Une fois Borovéï remercié et renvoyé chez lui, le Père s’octroya quelques jours de repos supplémentaires dans l’accueillante et douillette demeure du pope, après quoi il se rendit à Ternopil, où dans un prieuré de son Ordre il rédigerait et enverrait à Rome son rapport de mission, dans l’attente de nouvelles instructions.

(1887)

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *