Journal d’un Larbin
Presque oublié de nos jours, ce « journal » est pourtant un des tout premiers textes littéraires à dénoncer le futur régime stalinien. Dès 1926, Ivan Sentchenko y dénonçait avec force ironie le comportement de ses « camarades » s’engouffrant dans la plus immorale des collaborations. Malgré la critique officielle et le triomphe de Staline, l’auteur ne subira aucune persécution. Une destinée presque aussi énigmatique que le texte lui-même.
De l’ukrainien par Nicolas Mazuryk
Ne nais pas heureux, nais sous une bonne étoile, dit un proverbe populaire. De toute évidence, j’ai dû naître sous une bonne étoile et je ne m’en porte que mieux aujourd’hui. On a tous notre idée du bonheur, mais autant vous prévenir : je ne suis pas de ces philosophes ou de ces gens pleins d’idéaux dans la tête (et rien dans la poche) qui passent leur temps en critiques et finissent par crever sous un pont. Je ne suis qu’un simple mortel doué de bon sens, l’échine souple et la main habile.
Vous souriez : « l’échine souple, hi-hi ». J’entends vos ricanements, mais cela m’est bien égal, parce que moi, je ne me fie qu’à mon échine : souple lorsqu’il le faut et formidablement rigide à l’occasion. Mon échine, c’est ma planche de salut, mon tapis magique, mon saint patron. A la fois souple comme le serpent et glissante comme l’anguille. Avec mes yeux aux quatre coins de la tête, j’embrasse d’un seul coup d’œil tout ce qui arrive à la ronde, et selon ce qu’ils voient, mon échine se lance dans les figures les plus étonnantes : de la position la plus rampante à celle du dragon jamais terrassé. Quant à mes oreilles, que j’aime pour l’extrême finesse de leurs membranes, elles ne laissent jamais mon échine s’engourdir dans la même position : tout ouïe je suis et mes oreilles sont mes membranes.
Tu peux donc ricaner, toi le sceptique, le philosophe. Ma philosophie à moi, c’est ma carapace, alors cela m’est bien égal. Je dois écrire mon journal, bien différent de ce qui a pu être écrit jusqu’ici, et je suis sûr d’en faire un succès. Car au fond qu’est-ce qu’un succès, si ce n’est la verdure sous un beau ciel de mai, les ors d’un automne frémissant et ces dames en hiver avec leurs petites mains duvetées. Vous ne renoncerez pas à ces plaisirs et je vous en donnerai la clé.
SAINTS COMMANDEMENTS
Avant toute chose : l’obéissance, car seul celui qui sait obéir est promis à un bel avenir. Ensuite, la soumission : bienheureux celui qui sait se soumettre sans mot dire, sans casser les oreilles à plus haut que soi, sans se répandre en paroles aussi insignifiantes qu’inutiles, surtout s’il cache en lui sa grogne et son début de rébellion. Évitez-le comme la peste, faites celui qui n’a rien vu ni rien entendu ; crachez dans son dos, ni vu ni connu ; faufilez-vous comme l’anguille, et fuyez, fuyez…
Voilà pourquoi il faut être souple, non seulement d’échine, mais d’esprit, et de conscience, et de tout son être. Je vous le dis et répète : soyez souple comme le serpent et glissant comme l’anguille.
Le troisième commandement est tout aussi judicieux que vital : faire silence. Ne dites rien. Motus et bouche cousue. Mais si en vous les mots s’entassent au risque de vous échapper, alors courez à la campagne, creusez un trou et par trois fois dites à voix basse sans qu’on puisse vous entendre : « Le tsar Troïane a des oreilles de bouc ».1NDT et suivantes : Titre de la légende du tsar Troïan qui un jour s’était retrouvé avec des oreilles de bouc. Seul son barbier était au courant. Dans un trou au milieu de la forêt, ce dernier en avait confié le secret à la terre pour ne pas ébruiter la chose. Plus tard, un arbre allait pousser à cet endroit. Des gamins en feraient des pipeaux, mais des pipeaux aux sons étranges qui semblaient dire : « Le tsar Troïan a des oreilles de bouc ». Tout le pays finira par le savoir et le tsar s’en prendra au barbier. Pourtant, il n’en avait parlé à personne… (En croate dans le texte)2
Commandement capital et profondément sensé que ce dernier ; celui qui ne saura l’entendre n’entendra jamais rien au langage muet de son chef quand il parle avec les yeux, aux soies fines de sa fidèle épouse, ni aux chiffres mystérieux du dernier bout de papier signé de sa main. Surtout, ne rien dire. Faire comme la carpe. Et vous irez loin, vous monterez haut, très haut, jusqu’à atteindre l’échelon ultime, le sommet du bonheur. Quant au quatrième commandement qui sera le vôtre : ramper. Léchez les bottes de papa, de maman, des tout-petits même.
Courbez l’échine, ne lui épargnez rien : une fois courbée, cent fois elle vous sortira d’affaire. Ne vous dites pas : non je ne peux pas, ‒ aplatissez-vous. Jetez-vous aux pieds du maître. De ces beaux souliers vernis, soufflez la poussière, mais ne soufflez mot. Et l’on vous dira : voilà un Larbin de première, ‒ alors de la pointe du soulier on vous frottera le bout du nez. Alors vous serez au comble de la béatitude.
Il faut toujours craindre plus fort que soi. Visez petit. Au lion mort arrachez la crinière, au tigre en cage attrapez la queue. Alors l’on vous dira : qu’il est brave ! Contentez-vous de peu. Les cornes et les oreilles pour commencer. Patience, la part du lion vous reviendra.
Ne jamais donner le premier coup : on ne sait jamais ce que pourrait dire le maître. Tranquillement, mains dans les poches, attendre. Ne jamais hésiter à donner le dernier non plus. Le dernier coup, c’est toujours le plus sûr. Foutaise cette idée qu’on ne frappe jamais un homme à terre. Frappez, étranglez. Fieffé Larbin ! qu’on vous dira. Et vous serez au comble de la béatitude.
JUSTIFICATION PHILOSOPHIQUE
Ami lecteur, je suis un fieffé Larbin, un Larbin de première. Je n’en éprouve aucune honte. Bien au contraire, j’en revendique le titre. Car qu’est-ce qu’un Larbin ? Depuis des siècles et des siècles, l’humanité s’échine à résoudre ce problème. Aujourd’hui, vous avez des microscopes, des télescopes, un tas de formules mathématiques et d’incroyables tests chimiques. Mais vous n’avez toujours pas isolé le vibrion larbinique. C’est qu’il n’est pas stable, il mute et change sans cesse d’apparence, d’heure en heure et de minute en minute.
Combien de fois un de ces farfelus aurait bien voulu crier eurêka ! et à chaque fois le mot lui est resté en travers. Impossible pour lui d’affirmer les choses avec certitude : voilà, un Larbin c’est ça. Enfin, ça l’était avant moi, parce que maintenant que je suis là, je vous le dis : un Larbin, c’est ça, regardez-le. Sans détours et en vérité je vous le dis.
« Larbin » n’est pas une insulte, c’est un honneur. Et le larbinisme un système, formidable au demeurant, comme tout système, mais celui-ci d’une profondeur à nulle autre pareille.
Je suis loin d’être vieux. Au contraire, je n’ai qu’une trentaine d’années. Sans doute est-ce trop jeune pour se faire prophète, mais mon cœur brûle de servir l’humanité. Des prophètes, il y en a eu des milliers avant moi, tous mus par le désir d’offrir au genre humain une autre voie. Or l’inévitable faillite qui les attendait en a toujours fait des pestiférés. Tous s’étaient usés en belles paroles, sacrifiant leur jeunesse, leur santé et même l’espoir de voir un jour leur parole prendre chair.
Pure folie, enfantillages. Mais c’était dans l’ordre des choses, personne n’ayant jamais pu comprendre de quel bois était fait ni ce qui faisait courir l’inégalable Pie.
Pie est tout ce qui est au-dessus de nous. Personne n’est jamais allé fouiller dans l’âme d’un homme pour l’observer telle qu’elle est l’âme du Larbin. Courant derrière leur étoile à qui mieux mieux, au bout du compte ils n’ont fait qu’aggraver la somme des souffrances humaines. Car tous se prenaient pour un Prométhée et tous en suivant cette voie couraient à rebours de leur véritable nature : celle d’un incomparable Larbin, d’un Larbin de première. Et puis, qui vous a dit que vous étiez des Prométhée ? Il doit y avoir méprise : Prométhée, c’est l’idéal, tandis que vous, c’est le réel. Pourquoi fuir sans cesse son authentique quiddité ?
Évitez l’ombre sanglante de Prométhée. Jeunesses, regardez-moi : j’ai trente ans, mais je vivrai encore le triple de mon âge et je serai heureux, le physique gaillard, la joue bien rose, l’échine souple et la cuisse tout de caoutchouc.
Mes supérieurs m’estiment ; ces dames sont folles de moi ; à mon passage, on s’écarte respectueusement et on dit tout bas aux petits enfants :
— Regardez, c’est le grand Larbin !
— Grand Larbin, entends-je autour de moi, et du chef poliment je salue ce petit monde.
CHEZ MOI
Je suis bien établi à présent. Sans calvitie encore, mais avec deux enfants et une splendide épouse, de grandes et belles pièces, plusieurs femmes de chambre même, un piano, des fauteuils, de grands rideaux, de magnifiques palmiers et des étagères en chêne pour mes livres : que pourrais-je désirer encore ?
Je me lève le matin et je me couche le soir. Le reste de la journée, je suis à mon travail. Quand mon petit garçon me voit le matin et me dit bonjour papounet, je lui réponds bonjour comme il est d’usage de le faire. J’aime à suivre toute sorte d’usages en général, et lorsqu’il n’y en a plus assez, j’en crée de nouveaux. Je sais : le monde ne s’est pas assez larbinisé, il est encore rempli de futilités. Aussi tiens-je à ce que mes enfants ne s’écartent jamais de la voie larbinière pour eux toute tracée. Depuis leur jeune âge je leur apprends à être Larbin comme on apprenait jadis aux enfants à faire leurs prières pour leur petit papa, leur petite maman, leur petite mamie, leur petit papi « et pour tous les fidèles orthodoxes ».3 Formule canonique tirée de la messe byzantine.
J’ai pour se faire un système bien à moi. Je m’adresse à M. Ours (mon fils se fait appeler ainsi) et je lui demande gentiment :
— Dis-moi, mon petit, devant quoi faut-il se courber ?
— Devant Pie, papounet.
— Et qu’est-ce que Pie ?
Il me regarde et sans se démonter récite fidèlement :
— Pie est tout ce qui est au-dessus de nous.
— Comme..?
— Ivan Stepanovitch Doulia, votre chef de bureau, et Parascève Youkhémivna sa femme, et aussi Lala et Lola, ses petites filles.4Le père de l’auteur s’appelait également Youkhym. Quant à « Doulia », c’est en ukrainien un geste du pouce moins vulgaire qu’un « doigt d’honneur », mais tout aussi expressif.
— C’est bien ! applaudis-je avant de poursuivre l’examen.
— Mais sais-tu au moins te courber comme il faut ?
— Maman me dit que je le fais bien. Un jour, Pie m’a même fait un câlin.
Mon fiston aux yeux bleus rayonne toujours de clarté… Ô chair de ma chair ! Sang de mon sang ! Alors, dans l’extase du sentiment paternel, je me mets à quatre pattes et de toute ma joie et allégresse je lui clame :
— Viens t’aplatir, mon petit, regarde comment fait ton père. Courbe l’échine. Allez, à plat ventre maintenant. Montre-moi un peu comme tu es content !
Et nous voilà tous les deux à plat ventre.
— Alors, c’est qui le meilleur ? finis-je par demander, et mon fiston de répondre :
— C’est moi, papounet, parce que je suis le plus jeune et que mon échine est comme un élastique.
J’aime mon œuvre, et je voudrais que le monde entier soit ainsi. Mais écoutez un peu la suite.
Le voilà qui s’enroule comme un serpent : fulgurance, rapidité, souplesse ! Il se met ensuite sur ses pattes de derrière et s’incline humblement.
Ses yeux ne sont qu’humilité.
Ses mains, infinie patience.
Ses jambes, pilier de la foi et pieuse constance.
Dites-lui « debout !» et il pourrait rester ainsi sans bouger durant des centaines, des milliers, des millions d’années. C’est le plus grand des futurs Larbins.
Je suis d’humeur joyeuse et guillerette, un rien badine même, lorsque je suis chez moi, dans ma chambre. Je m’amuse à tenir debout sur une jambe, comme ça, longtemps. Dans la glace j’aperçois la silhouette légèrement courbée d’un solide gaillard en costume sombre, signe évident de son aplatissement. Ses cheveux blonds artistement coiffés vers l’arrière, sa joue rasée de près, son col blanc-de-blanc, le plastron de sa chemise et ses manchettes parlent d’eux-mêmes : de toute évidence Pie le tient dans sa grâce. Et je reste ainsi sur une jambe, à tournoyer sur moi-même tout en m’admirant.
Mes yeux que j’ai grands, brillent d’une clarté innocente : le bleu-de-gris leur confère un éclat particulier, ils peuvent s’enflammer à tout moment, et une fois leurs ravages passés, redoubler de douceur.
Je suis chez moi, dans ma chambre. Je m’y suis barricadé en fermant bien la porte : j’aime à m’admirer, sans témoins. Évitez les témoins. Craignez-les comme le feu !
Les yeux des autres m’insupportent. Ils fouillent partout. Dans le cœur, dans les poches, dans les mains. Puis ils laissent tout sens dessus dessous. Après ça, plus moyen de mener la moindre affaire à bien, ils vous en souillent le col, le plastron, les manchettes. « Combien ça coûte ? Un seau de larmes ? Une coupe de sang ? On y laisse son honneur, sa vertu, ou plutôt : sa bonne réputation? »
Évitez les témoins. Faites vos affaires dans votre coin. Dansez dans votre chambre, sans témoins.
AU TRAVAIL
(Exemple classique de larbinage ; extrait tiré de mon journal en 1918)
On nous avait amené douze rebelles, faméliques, déguenillés, au nombre desquels le père qui avait mis au monde un si beau spécimen de larbinage des plus inspirés.
Poux crasseux que c’était, avec en guise de vêtements de vulgaires loques, en guise de bras de méchantes cordes. J’étais alors au faîte de la gloire, mon nom à lui seul suffisait à faire frémir les héritiers de Prométhée. Mais plus ils me haïssaient, plus je trouvais grâce auprès de Pie.
L’homme m’avait reconnu et, se donnant la semblance d’un apôtre, le simple d’esprit s’était écrié, mains vers le ciel :
— Seigneur-Dieu, si tu es aux cieux, si ton esprit tout-puissant règne sur le monde et voit tout ici-bas, si tu peux d’un seul regard déchaîner la foudre, faire trembler la terre et remuer tout ce que tu as créé de vivant et de mort, hommes, pierres, montagnes, alors daigne faire cas de moi : couvre-moi de la nuit sombre de la mort, arrache-moi les yeux et le foie, déchire-moi le cœur, vide-moi de mon sang, prends-le jusqu’à la dernière goutte, et de mes veines fais une pelote ; alors j’aurai racheté ma faute d’avoir pour le malheur du monde enfanté ce vaurien.
Il gémissait, ses yeux d’ombre dardaient de colère, de souffrance, tandis que ses mains enferrées se dressaient pour m’égorger. Moi, je riais bien sûr. Que pouvais-je faire d’autre avec un péquenaud pareil ? Je lui tendis un verre d’eau, qu’il me renvoya en pleine face accompagné de furieuses injures et autres grossièretés. Je lui dis alors :
— Dommage que cela se passe ainsi, — avant de lui donner l’ordre d’approcher.
— Frappe donc p’tit vaurien ! criait-il, et s’étant rapproché, il m’envoya un crachat au visage.
— Encore ! lui ordonnai-je. Et il cracha encore, encore et encore.
Il crachait, venimeusement, férocement, en croyant, naïf qu’il était, noyer dans les glaires du dédain l’honneur d’un Larbin, et d’un grand parmi les plus grands. Mais un Larbin s’offusquerait-il des sputations d’un fou ? L’âme du Larbin, il ne la connaît pas et ne se doute même pas que le plus grand honneur qu’on puisse me faire, c’est de me cracher dessus, encore et encore. Un crachat, c’est une médaille qu’on vous décerne, c’est la grâce du grand Pie, c’est le diamant de ses yeux ravis lorqu’ils sont sur vous.
Ne craignez pas les crachats. Offrez-leur fièrement vos yeux. La salive, c’est juste un peu d’eau, et se trouverait-il quelqu’un parmi vous pour craindre un peu d’eau de pluie dans le jardin ? Quelqu’un d’assez fou pour fuir son propre intérêt ?
— C’est bon, j’ai mon compte, dit le Larbin, dis-je moi. Tu as fini ton affaire, laisse-moi faire la mienne maintenant. Puis il me présenta son menton comme pour mieux recevoir mes coups. Je lui en donnai un à la mâchoire, fort et rude, comme un Larbin peut en donner en sentant Pie tout-puissant derrière lui. Un autre dans les dents, le nez, les yeux, les oreilles, en précisant à chaque coup :
— Ça, c’est pour avoir offensé Pie.
— Ça, pour avoir offensé ses enfants.
— Ses compagnes.
— Ses domaines.
— Ses bœufs.
— Ses vaches.
— Son Âne.
— Son Âne, c’est qui ? me demandait en essuyant son sang celui qui avait enfanté un Larbin. Il avait cru sortir une blague à faire sourire le diable, mais une fois mes crocs galamment rangés, je lui répondis d’un ton courtois :
— Pas d’âne sous nos climats, c’est dans notre décalogue.
— Je ne demande pas mieux, mais vu ce que je viens de prendre dans les dents, j’en déduis que si.
Ce naïf et stupide rebelle. Il pensait faire mouche sans se douter que son coup le toucherait lui-même en plein cœur.
– L’Âne c’est moi, dit le grand Larbin. L’homme se détourna alors brusquement. Les yeux sortis de la tête, le visage noir comme terre.
— Seigneur-Dieu, gémissait-il, j’ai donc pour fils non seulement un Larbin, mais en plus de ça, un Âne?
Son visage avait disparu derrière ses mains. Il se lamentait, se tordait, se tapait la tête contre le mur, tandis que d’effrénés jurons jaillissaient de sa poitrine pour me maudire. Je riais : quoi, tu ne savais pas qu’un Larbin pouvait aussi être un Âne ? Et de nouveau, calmement et à voix basse, je lui répétai, presque dans l’oreille : “Oui, celui qui est censé être ton fils n’est pas qu’un Larbin, c’est aussi un Âne”.
Puis, me mettant à quatre pattes devant Pie, je poussai un long cri strident : “Hi-han !” tel que font les ânes. Inutile de raconter la suite, tous mes efforts pour le ramener dans le droit chemin ayant été vains. Jusqu’au bout, il sera resté ce rebelle famélique qui une demi-heure plus tard allait rejoindre l’éternel asile des sots. Le médecin constata une attaque cardiaque.
Je n’en ai pas encore fini avec mon journal. Vous n’avez vu là que de petits bouts de larbinage, je garde le meilleur pour la suite. Je n’en suis qu’au début. Le larbinage comme tout processus, commence par des petits riens et gagner peu à peu en fréquence et amplitude. Il se développe presque sans qu’on s’en rende compte, bien que de mémoire de Larbin, je crois l’avoir toujours été. Comme c’est beau ! Je m’adore. Je m’adore comme on adore une chose rare et précieuse qui n’arrive à l’humanité qu’une seule fois en plusieurs siècles. C’est pourquoi devant l’humanité de tout mon long je m’expose. Régalez-vous : je suis tout à vous.
Mais j’en ai déjà trop dit, normal pour quelqu’un qui a ses idées et se laisse quelque peu emporter. Sainte et heureuse passion ! Tu es le propre de l’Homme, bien que pour tout un chacun tu ne sois que peine et désolation, avec tous les heurs et tracas que tu traînes à ta suite. D’où mon propos : ne vous tracassez plus, arrêtez de penser. Toute pensée inutile n’est qu’une étape de plus vers les complications de la vie. Évitez les pensées autant que les témoins. Regardez Pie dans les yeux, vous y trouverez une mer d’inspiration. Écoutez Pie respirer, et c’est tout.
“Pensée qui s’exprime n’est que mensonge”, disait un jour un poète.5Célèbre vers de Tiouttchev. Qui donc pourrait être certain de ne pas entendre quelque chose que vous n’auriez pas dû dire ? C’est parce que je pense à vous que je vous le dis : bouclez-la, ou encore mieux : demandez qu’on vous la boucle. C’est plus sûr. De temps à autre, faire preuve de volonté, c’est aussi se dire tout bas : ce n’est rien. Un peu comme se taire tout en parlant…
Allez voir dans la bouche de Pie : ses mots seront les vôtres. D’où l’unanimitas. Et qui dit unanimité, dit sérénité. Regardez-le dans les yeux, son regard sera le vôtre. Et vous ne regarderez plus jamais de travers. Vous hésitez encore ? Vous ne voulez toujours pas être un Larbin ? L’esprit de Prométhée persiste en vous ? Quittez-le. Votre voie, c’est celle du grand et inégalable Larbin.
Kharkiv, 1926