L’ukrainien littéraire
Issu d’une famille de monarchistes russes d’origine germanique, Youri Chevelov n’en fut pas moins l’un des linguistes ukrainiens les plus engagés dans la défense et l’illustration de la langue ukrainienne en Occident. Au milieu des années 1950, il avait entre autres prédit que le complexe d’infériorité culturelle et linguistique des Ukrainiens était appelé à durer…
NB: Publié en 1956 dans la Revue des Études Slaves. L’article original se trouve ici, avec l’intégralité des notes, des mentions en ukrainien, et du texte français d’origine. Nous avons ajouté les illustrations avec leur légende, ainsi que des notes supplémentaires.
A supposer que les langues littéraires sont liées aux écrivains qui les ont créées et répandues, dans ce cas le slavon, première langue littéraire des Slaves, est indissociable en tant que compilation artificielle, de Constantin le Philosophe (saint Cyrille) et en partie, de son frère Méthode. Il en va de même pour l’ukrainien littéraire moderne, intimement lié au grand poète ukrainien Taras Ševčenko (Taras Chevtchenko) et en partie, à son contemporain Pan’ko Kuliš (Panteleïmon Koulich).
L’activité de Ševčenko fut pourtant différente de celle de Constantin. Il s’agissait pour ce dernier de créer une langue originale, uniformisée sur la base de plusieurs dialectes assez primitif, instaurant comme norme de cette langue nouvelle, le grec byzantin du IXe s. parvenu à un haut degré de développement, mais étranger au slave. Quant à lui, Ševčenko dut travailler à l’unification et à l’harmonisation de reliquats et de styles disparates apparus dans la langue écrite au cours de périodes précédentes, dans le but de fonder avec tout son talent, une synthèse linguistique nouvelle à même de s’imposer.
Tel était le but fixé par les courants dominants de la période romantique (début du XIXe siècle). Mais le principe même de cette combinaison d’emprunts linguistiques dépassait largement l’imagination et les capacités des romantiques moins doués, bien que l’œuvre de Ševčenko et de Kuliš repose peut-être davantage sur un goût pour l’histoire de l’ukrainien littéraire1Pourtant, le travail des deux écrivains sur les éléments archaïques de leur langue et l’introduction de ces derniers dans la langue littéraire courante fut tout à fait conscient. Il est à peine nécessaire d’en rechercher les preuves en ce qui concerne Kuliš, auteur d’un roman historique, « Čorna rada » (Le Conseil des Cosaques, 1846, premier du genre dans la littérature ukrainienne), et d’une série d’esquisses historiques lourdement stylisées à la fois dans leur vocabulaire et leur syntaxe. La source principale des archaïsmes provient, pour Kuliš, des « doumy » (chants épiques) populaires et des « chroniques cosaques » (XVIIe et début du XVIIIe siècle). La Bible, dans sa version slavonne, avec certains traits phonétiques et morphologiques caractéristiques de l’ukrainien, en fait également partie. Ševčenko commença à s’intéresser au vocabulaire historique vers 1845, notamment, semble-t-il, sous l’influence de son activité au sein de la Commission archéologique de Kiev et de sa rencontre avec Nicolas Kostomarov, auteur (présumé) du Livre de la genèse du peuple ukrainien, ouvrage écrit également dans une langue archaïsante. La Commission, il est vrai, publia les principales « chroniques cosaques » plus tard, mais les collaborateurs de la Commission en prirent sans doute connaissance antérieurement. En 1843 est publiée la « Chronique de Hustyn », en 1846 Bodjans’kyj édite la « Chronique de Samovydeć » et l’Istorija Rusov. Trois fragments de Ševčenko connus sous le titre inapproprié de « Plač Jaroslavny » (La complainte de Yaroslavna, 1860) révèlent l’opiniâtreté avec laquelle le poète travailla à introduire des archaïsmes dans la langue poétique pour les mêler à des éléments folkloriques. La quantité d’éléments historiques va croissant de version en version. Les liens entre la langue de Ševčenko et celle de l’Istorija Rusov (Histoire des Ruthènes) ainsi que des chroniques cosaques, de même que les archaïsmes de Kuliš, n’ont jamais fait l’objet d’une étude systématique. que sur une réelle connaissance de cette histoire.
Bien entendu, ni Ševčenko ni Kuliš n’ont créé la langue commune sous tous ses aspects et dans tous ses genres. Ševčenko offre des modèles, des échantillons de langue poétique; et Kuliš fait de même, pour le roman et la prose historique. Ils n’ont fait qu’initier une démarche que les générations futures devaient parachever. Les circonstances politiques et culturelles ont entravé le développement linguistique, modifiant de mainte façon ce qui semble avoir été le dessein originel. Ce qui compte néanmoins, c’est bien l’intention première, à savoir le fait que les principes d’un nouveau style littéraire, les bases d’une nouvelle tradition linguistique, ainsi que le respect – indispensable au succès d’une langue littéraire (a fortiori nouvelle) – aient été établis et uniformisés, même de façon rudimentaire, par Ševčenko et Kuliš.
L’étude de l’histoire de l’ukrainien littéraire n’aura été qu’une accumulation de conceptions erronées et confuses
En suivant la ligne générale de cette évolution, on peut aisément observer quelles étaient les premières étapes de développement de l’ukrainien littéraire, et pourquoi et à quel moment elles furent interrompues. Néanmoins l’étude des détails s’avère précaire. Il n’est pas exagéré de dire que l’étude de l’histoire de l’ukrainien littéraire n’aura été, jusqu’ici, qu’une accumulation de conceptions erronées et confuses, plutôt qu’un examen complet et objectif, ou un enregistrement systématique des faits. Cette confusion est en grande partie due au manque de distinction entre, d’une part, les faits propres à l’histoire de la langue littéraire, et d’autre part, ceux qui s’attachent à l’histoire de la langue parlée. En d’autres termes, on confond la dialectologie historique avec l’histoire de la langue littéraire.2Voir Yury Šerech. «Toward a Historical Dialectology: its Delimitation of the History of Literary Language», Orbis, III, 1, 1954. La différence entre ces deux branches de la linguistique historique, dans le cas de l’historiographie de la langue ukrainienne, est plus importante que dans beaucoup d’autres langues slaves, car elles considèrent toutes deux l’histoire de la langue comme un tout.
Une réunion de la Confrérie secrète SS. Cyril et Méthode
T. Chevtchenko (debout à gauche) et P. Koulich (assis en face) firent partie de cette organisation comme une centaine d’autres membres. Le tsar Nicolas Ier exilera tous ces « agitateurs » sans perdre de temps en procès, mais trop tard. Le tocsin du réveil ukrainien avait sonné et d’autres organisations reprendront le flambeau.
Malgré les périodes d’expansion coloniale ou du flux et du reflux de l’occupation étrangère, et malgré des bouleversements politiques souvent tumultueux, l’histoire de la langue parlée en Ukraine s’inscrit, depuis l’époque préhistorique jusqu’à nos jours, dans un développement continu, intelligible et logique. L’histoire de la langue écrite de l’Ukraine se compose, comme je viens de le suggérer, de toute une série de vagues ou de périodes dont presque aucune ne s’est développée pleinement et dont aucune ne s’est prolongée de manière logique dans la suivante.
En d’autres termes, autant l’histoire de la langue parlée se distingue par une évolution stable et progressive, dans le maintien d’une tradition unique, autant l’histoire de la langue parlée se distingue par une évolution stable et progressive, dans le maintien d’une tradition unique, autant l’histoire de la langue littéraire n’est qu’une suite d’interruptions brutales, de redémarrages imprévus, d’effondrement de ce qui semblait solide et de tentatives avortées pour faire revivre des traditions éteintes.
Période kiévienne
D’après les données que nous possédons, la première langue littéraire de Kiev, en tant que cité et en tant que royaume, fut le vieux-slave (ou slavon) introduit probablement en partie dans sa version morave, mais surtout dans sa version postérieure, c’est à dire bulgare-orientale, ayant pris corps sous le règne de l’empereur Siméon (au début du IXe siècle). Des tentatives faites pour prouver l’existence d’une langue littéraire antérieure chez les Slaves orientaux (même si l’on ne considère pas ces tentatives comme dépourvues de fondement) ne peuvent se rapporter qu’à Novgorod. Nous ne possédons pas de texte kiévien ayant pu être composé dans la langue parlée : tout ce que nous avons est fondé sur le vieux-slave.
Nous ne possédons pas de texte kiévien ayant pu être composé dans la langue parlée
Ce simple fait réfute les théories selon lesquelles Kiev aurait possédé, avant l’importation du vieux-slave, sa propre langue normalisée, fondée sur la langue parlée. Conformément aux renseignements dont nous disposons, nous devons admettre que certains éléments de la langue parlée ont par la suite progressivement pénétré la langue adoptée. Sobolevskij et Kryms’kyj l’ont bien remarqué, et Šachmatov (Alexeï Chakhmatov) a avancé sa théorie selon laquelle la langue parlée aurait envahi lentement le vieux-slave importé, en le modifiant progressivement et créant ainsi une synthèse nouvelle (N.M : ces opinions sont à la base de tous les travaux de Šachmatov sur le russe, et il les énonça à plusieurs reprises).
L’apparition, dans la langue littéraire, de mots et de constructions provenant de la langue populaire et possédant un sens parallèle aux expressions venues du vieux-slave, aboutit finalement à une répartition de ces termes nouveaux, en caractéristique de genres et de niveaux linguistiques différents. On aurait avantage à examiner cette évolution des éléments spécifiques au sein des différents genres linguistiques, plutôt que de proposer des théories brumeuses sur la « révolution démocratique » apparue dans la langue littéraire, révolution qui aurait été provoquée sous l’influence prétendument déterminante des věče (Vetché, assemblées rurales). Malheureusement, on n’a guère avancé dans cette voie et aucune étude nouvelle n’a remplacé l’œuvre de Paschen, un peu naïve et anachronique dans sa perspective.
Ainsi, l’orientation générale, à tout le moins, du développement de la langue littéraire de Kiev semble claire à présent, sous réserve d’autres découvertes. Il s’agit, comme je l’ai indiqué, d’une pénétration progressive d’éléments locaux, autochtones, dans le vieux-slave importé, d’où l’accroissement de synonymes différents du point de vue stylistique et d’emploi spécifiques dans les divers genres linguistiques.
Néanmoins, telle n’a pas été nécessairement l’évolution suivie par les langues littéraires dans d’autres centres culturels et politiques de la partie de la Rous’ (Ruthénie) nommée plus tard Ukraine. Nous n’avons aucune connaissance précise de la langue fondamentale de Černigov (Tchernihiv) ou de Perejaslav. On peut supposer en théorie que les langues de cette partie de la Rous’ suivaient le même type de développement, ou encore que ces langues littéraires étaient identiques. Mais l’hypothèse n’est ni sûre ni démontrable. Chaque localité pouvait avoir sa propre version, non seulement de la langue parlée, mais également de la langue standardisée. Les données que nous possédons sur Halič et les territoires adjacents (Halytch, capitale des princes d’Ukraine occidentale) ne confirment en rien l’hypothèse envisagée. Même les textes de l’Évangile de Halič parvenus jusqu’à nous, diffèrent linguistiquement de ceux de Kiev.
La différence est frappante dans les textes des chartes (hramoty) d’Ukraine occidentale, où foisonnent des mots et des expressions qu’on retrouve dans d’autres langues slaves-occidentales, mais pas dans les textes kiéviens. On ne peut attribuer uniquement cette différence à des facteurs politiques, le corpus existant des hramoty d’Ukraine occidentale remontant à 1341, c’est-à-dire à une période antérieure à celle de l’occupation polonaise de 1349-1352. Les quelques brèves périodes d’hégémonie polonaise ne suffisent pas à justifier une telle influence, tout hypothétique soit-elle. Les tentatives faites naguère, par certains slavistes, pour caractériser ces mots et ces expressions comme des polonismes ne relèvent que de la naïveté.
Nous sommes plus enclins à penser que cette partie du futur territoire ukrainien avait développé sa propre langue littéraire, fondée sur la langue parlée d’avant 1341, et que cette langue littéraire ne coïncidait pas avec celle du territoire de Kiev. On ignore à quel moment cette langue s’est développée, et si elle était régulièrement utilisée dans des genres autres que celui des hramoty.3Une autre question, extérieure en réalité à l’histoire de la langue littéraire, et qui par conséquent dépasse le cadre de cet exposé, serait de savoir comment les mots et les constructions communs au slavon occidental ont pénétré dans la langue parlée en Galicie et dans d’autres territoires occidentaux. Cette question ne peut être résolue quà la condition de rejeter l’hypothèse selon laquele les langues slaves orientales et occidentales aient existé séparément depuis le début des temps. Voir mes remarques dans le compte rendu de l’ouvrage de Paszkiewicz: The Origin of Russia (The Historical Bulletin, XXXIV, 1, 1955, p. 44). Certains éléments de cette langue littéraire apparaissent dans la partie galicienne de la Chronique hypatienne.4Il n’existe jusqu’ici aucun ouvrage satisfaisant sur la langue de la Chronique hypatienne. Le vocabulaire de la Chronique n’a jamais été comparé avec celui des « hramoty » de Galicie. Pourtant, à en juger par ce qui subsiste, les régions occidentales de l’Ukraine n’ont pas suivi le cours d’une langue synthétique, différenciée selon les genres, comme à Kiev ; bien au contraire, une langue fondamentale y était opposée à une autre. La première, basée sur le vieux-slave, était en usage dans l’Église ; la seconde, fondée sur la langue parlée, était employée dans le monde profane dès l’origine, mais pas exclusivement.
L’occupation polonaise de la Galicie aboutit in fine à l’abolition de l’emploi officiel, séculier, de la langue ruthène
Les événements politiques entravèrent le développement ultérieur des deux types de langue littéraire. L’occupation polonaise de la Galicie aboutit in fine à l’abolition de l’emploi officiel, séculier, du rus’kyj jazyk (la langue ruthène).5C’est en janvier 1433 que Wladyslaw-Jagiełło (Ladislas II, roi lituanien de Pologne) décréta l’unification définitive du système judiciaire en Pologne (le privilège de Cracovie), ayant ainsi étendu le privilège de Jedłnia accordé le 4 mars 1430. C’était la fin du Droit et de la langue ruthènes dans les tribunaux et dans l’administration de Galicie. La décadence de Kiev en tant que puissance politique et ses destructions successives interrompirent la tradition kiévienne, laquelle poursuivra son développement sur le territoire russe, mais pas en Ukraine. La langue littéraire dut y recommencer un nouveau cycle évolutif, puis renaître dans les nouvelles conditions politiques engendrées par l’incorporation de toutes les régions ukrainiennes, hormis celles de l’extrême ouest, dans le Grand-Duché de Lituanie.
Période lituanienne
Nous ne savons presque rien de la langue littéraire des régions ukrainiennes sous domination lituanienne (approximativement entre 1340 et 1569). C’est une des lacunes de la slavistique les plus étonnantes et les moins explicables. Nul n’a étudié ce à quoi ressemblait la langue littéraire durant cette période. Une certaine influence du bélarus s’avère évidente, la capitale du Grand-Duché lituanien se trouvant en territoire bélarus ou à proximité. Kurylo a démontré que la limite sud-ouest du o non-tonique prononcé comme un a (caractéristique de la langue bélarus) coïncide avec l’ancienne frontière polono-lituanienne qui traversait alors la Podolie (centre-ouest de l’Ukraine actuelle). On le voit dans plusieurs mots encore conservés dans l’ukrainien moderne (bahatyj, harjačyj, etc.).
Sans nul doute, l’importance et la prépondérance de l’influence bélarus ne sont plus à démontrer, mais ce n’est toujours pas répondre à la question essentielle : la langue écrite utilisée dans les provinces ukrainiennes de la Lituanie ne différait-elle de celle qui était employée en Bélarus que par des variations involontaires de la phonétique, de la morphologie et du vocabulaire locaux, ou bien était-ce une version délibérément adoptée de la langue écrite utilisée par exemple dans les Statuts de Lituanie ou dans les chartes des grands-ducs lituaniens?
Le Statut ou Code Lituanien rédigé en langue ruthène (1588)
Ce recueil de lois demeurera en vigueur en Ukraine des siècles après sa rédaction, y compris après l’annexion d’une partie du pays par la Pologne et la disparition du Grand-. Le Code moscovite de 1649 s’en inspirera lui-même largement. Le tsar Nicolas 1er l’abolira en Ukraine en 1840. Certaines dispositions du Code lituanien seront maintenues jusqu’en 1917 dans tout l’empire tsariste.
Jusqu’ici, les slavistes n’ont donné que des ouvrages descriptifs enregistrant les variantes particulières de la langue écrite (Demjančuk, Stang, Kuraszkiewicz, et d’autres). Personne n’a entrepris un effort de comparaison ni de généralisation. Les affirmations des savants bélarus présentant cette langue comme étant du bélarus, de même que les prétentions des savants ukrainiens la tenant pour une simple continuation de la langue normalisée de la Rus’ kiévienne, sont les unes et les autres dépourvues de fondements et ne font qu’exprimer de pieux désirs.
Nous ne savons absolument pas quelle était la langue utilisée officiellement dans les actes législatifs de Lituanie sous l’étiquette de rus’kij jazyk (langue ruthène), étiquette toujours conservée comme une formule polonaise désignant le parler slave non-polonais des kresy (territoires à l’est de l’actuelle Pologne). Nous ne saurions répondre à cette question. Nous ne savons pas davantage si c’était une langue normalisée, avec ses variantes locales favorisées par insuffisance normative, ou si c’était une langue uniforme à double aspect, dans laquelle les messages se transposaient aisément d’un aspect à l’autre, mais où les deux aspects étaient ressentis et cultivés comme deux composantes formant un tout.
Période polonaise
Au milieu et à la fin du XVIe siècle, de nouveaux textes apparaissent sur le territoire ukrainien, fondés délibérément en partie sur la langue parlée, même lorsqu’ils étaient destinés à des fins ecclésiastiques (L’Évangile de Peresopnycja en Volynie, 1556-1561; les Actes et les Épîtres de Krechiv en Galicie, 1563-1572). Nous ne pouvons dire s’ils complètent simplement le développement antérieur de la « version » ukrainienne du rus’kyj jazyk ou – comme l’avait affirmé a priori l’ancienne génération de linguistes (après Žytec’kyj) – s’ils représentent une innovation révolutionnaire de la langue littéraire, réalisée dans l’atmosphère de la Réforme. Cette ignorance, même de nos jours, représente une grave lacune sur la carte de l’histoire de la langue en Ukraine. Du temps de Ševčenko, cette lacune était plus grande encore. Si la langue littéraire de cette période a pu exercé une influence quelconque sur la formation de l’ukrainien moderne, elle ne fut que mineure.
Ce qui s’est passé au cours de la période suivante – grosso modo entre 1569 et 1709 – est déjà plus clair. Néanmoins, il faut dire que les savants qui ont étudié la langue littéraire de cette période – de Žyteckyj à Martel – et ce, malgré un remarquable travail d’inventorisation, sont en partie responsables de certaines interprétations erronées. La coexistence de textes écrits dans une langue proche de l’ukrainien parlé, et d’autres écrits dans le vieux-slave le plus pur possible, a été interprétée par ces savants comme le produit de niveaux linguistiques différents, selon l’élévation du style ou, plus exactement, selon le genre. C’était là une interprétation des faits linguistiques caractéristiques du classicisme florissant, mais étrangère à l’époque du baroque. Et c’était une autre erreur d’interprétation que de justifier l’abondance de polonismes dans les textes de cette période uniquement par l’éclat et la supériorité de la civilisation polonaise (thèse d’Antoine Martel, dans les années 1930).
Le slavon réformé était bel et bien destiné à exclure la langue vernaculaire de la littérature
En fait, les rapports entre la langue sacrée et la langue profane semblent avoir été à la fois plus dynamiques et plus influencés par la situation politique et sociale que ne le supposent ces savants. L’Évangile de Peresopnycja (Peresopnétsya) et les Actes et les Épîtres de Krechiv (ou Krekhiv) sont les points culminants du rapprochement entre la langue écrite ecclésiastique et la langue parlée. Mais l’évolution dans cette direction n’eut pas de suite. Les manuscrits postérieurs des Évangiles (Évangile de Volynie en 1571, ou celui de Litkiv à la fin du XVIe siècle) révèlent une recrudescence inattendue de mots et de formes venus du slavon, comme l’a montré Gruzinskij.
La réaction en faveur du slavon a fini par prédominer et fût couronnée par des œuvres propageant le slavon comme langue littéraire unique pour l’Ukraine, ainsi les grammaires de Lavrentij Zizanij (1596) et de Meletij Smotryc’kyj (1619) ou le dictionnaire de Pamvo Berynda (1627). La tendance visant à restaurer, consciemment, le slavon « pur » et à l’introduire dans toutes les sphères de la langue écrite, était en passe d’atteindre son objectif. Ce n’est pas par un hasard si P. Mohyla (Petro Mohéla) tenait son journal en cette langue, y compris lorsqu’il relatait des événements de la vie quotidienne « la plus humble ». Ce slavon réformé était bel et bien destiné à exclure la langue vernaculaire de la littérature, et non pas à coexister pacifiquement avec elle par respect des limites imposées par les genres littéraires.
Les deux aspects de la langue littéraire étaient vraiment en conflit, un conflit que les conditions politiques et sociales suffisent à expliquer. La langue écrite fondée sur la langue parlée était employée de moins en moins. Le polonais se dressait contre elle. Les mots et les tours polonais (et latins) envahissaient la langue. La base sociale sur laquelle une langue littéraire « populaire » aurait pu se développer se désagrégeait. Il n’existait et ne pouvait exister aucune cour ukrainienne dans le cadre de l’État polonais. Le système des taxes et autres droits restrictifs en vigueur dans le Royaume, ainsi que certaines lois polonaises entravaient le développement et la prospérité des Ukrainiens dans les villes, transformant les quartiers ukrainiens en des sortes de ghettos. Des lois empêchaient le développement culturel du clergé ukrainien. La plus grande partie de la noblesse, du clergé et des citadins furent ainsi perdus pour la nation, ou devinrent d’obscurs citoyens de seconde zone. Hors l’Église, il n’existait alors aucune institution nationale. Aucune organisation sociale n’était à même de fournir les relations ou les contacts indispensables à la mise au point définitive d’une langue littéraire.
Page de titre du « Lexique ruthéno-slavon »
Un des premiers dictionnaires ukrainiens, édité en 1627 par le moine Pamvo Berynda, lettré galicien, imprimeur et graveur de son état.
Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions déplorables, où l’ukrainien parlé était méprisé, la partie la plus cultivée de la nation (surtout le clergé, qui jouissait encore de liberté et d’éducation) ait renoncé à l’emploi d’une langue littéraire fondée sur la langue parlée. Contre l’étranger, de tradition latine et polonaise, le clergé devait opposer sa propre tradition : celle du slavon. D’où ces tentatives désespérées de ranimer le slavon, un effort qui étouffa définitivement tout développement ultérieur de la jeune et nouvelle langue fondée sur la langue parlée. Mais, isolé, le slavon n’aboutit à rien, car ses premières mises en forme furent de nature beaucoup trop savante et abstraites.
En réalité, ce que nous trouvons dans l’Ukraine du XVIIe siècle, c’est un emploi varié, nullement systématique, et même terriblement confus, du slavon tel qu’il avait été restauré par les lettrés de cette époque ; on trouve également l’emploi d’une certaine langue écrite, proche de la langue parlée, et imprégnée de polonismes. Pourtant, ce fut justement cet emploi « désorganisé » – voire chaotique, embrouillé de façon bizarre et artificiel de la langue écrite, ou plutôt des langues écrites, né des conditions sociales et politiques propres à l’Ukraine du XVIIe siècle – qui s’adapta parfaitement au style baroque, en vogue à cette époque. Un tel emploi « désorganisé » de la langue s’avérait commode et agréable à la fois, pour les écrivains d’alors. Ce sont probablement la facilité et le manque de système de cet emploi du slavon qui ont fait perdurer pendant plus d’un siècle une situation à première vue chaotique, et qui, dans le même temps, ont rendu possible l’avènement d’une littérature originale en des « langues » variées.
Période tsariste
La désagrégation de l’État cosaque après la défaite de Mazepa à Poltava, en 1709, et la décadence du style baroque dans la littérature et dans la vie, provoquèrent le déclin de la littérature du XVIIе organisée selon cette curieuse « devise » : le moins d’organisation possible ! Les conditions sociales et politiques (l’incorporation de la majeure partie de l’Ukraine dans la Russie tsariste) coïncident avec le développement d’un nouveau style : celui du classicisme.
La russification assez prompte de la noblesse et du haut clergé permit une application particulière de la répartition classique du vocabulaire en groupes stables, chaque groupe se rapportant à des genres littéraires et linguistiques définis. C’est le russe, additionné d’un mélange important d’éléments slavons, qui devint la base du style « élevé »; le russe pur devint le style « moyen » ; l’ukrainien parlé étant réservé au style « bas ». De cette façon, le russe devint la langue littéraire principale de l’Ukraine au XVIIIe siècle, non par la violence ou par décret gouvernemental, mais surtout parce que son emploi s’accordait avec les buts sociaux et culturels des classes instruites (N. M. : il n’en demeure pas moins que le linguicide avait commencé au XVIIe s. dans l’édition et, au siècle suivant, dans l’enseignement). Ceci explique le fait apparemment extraordinaire que des œuvres politiques antirusses, écrites par des patriotes ukrainiens – par exemple les poèmes de Kapnist ou l’Istorija Rusov (Histoire des Ruthènes) – aient été composées en russe. Synjavs’kyj a bien trouvé dans l’œuvre de Skovoroda (philosophe, poète, érudit) un nombre considérable d’ukrainismes, mais ceux-ci ne sont qu’un hommage involontaire rendu à la langue parlée du pays ; la majeure partie de l’œuvre de Skovoroda est écrite en slavon ou en russe. L’ukrainien demeurait alors cantonné à des genres comme l’intermède, la parodie, le travestissement, la comédie vulgaire et la satire. C’est ainsi que de nombreux poètes-séminaristes anonymes, et Nekraševyĉ, Kotljarevs’kyj (1769-1838), Bileć’kyj-Nosenko (1776-1856), ont tous adopté le même style et la même attitude jusqu’au triomphe du romantisme.
Insignifiant en soi – car le style vulgaire n’était pas considéré comme une langue littéraire – mais important pour l’évolution qu’allait suivre l’ukrainien moderne, un fait mérite une attention spéciale: c’est le remplacement progressif des dialectes du nord et de l’ouest de l’Ukraine par ceux du Sud-Est. Dans les textes du XVIIe siècle et même de la plus grande partie du XVIIIe – dans la mesure où l’on y emploie des dialectes – ceux du nord et de l’ouest prédominent. Les dialectes du sud-est n’ont pris de l’importance que par la suite. Les œuvres de Kotljarevs’kyj, Hulak-Artemovs’kyj et d’autres, fondées sur les dialectes de Poltava, de Char’kov (Kharkiv) et de la partie méridionale de la province de Kiev, ont achevé ce déplacement qui fut repris par la génération romantique. Ce changement fut probablement favorisé par le démembrement politique de l’Ukraine et par le déclin économique et culturel de ses parties septentrionale et occidentale qui fit de Kiev, de Poltava et en particulier de Char’kov, après la fondation de son université, des pôles culturels de premier ordre.
Romantisme
Le romantisme commença à pénétrer vers 1820, superposant ses principes aux anciennes traditions et causant une nouvelle modification des conceptions linguistiques. En Ukraine, ce courant fut couronné par l’œuvre de Ševčenko et de Kuliš, par la suite complètement affranchie des schémas romantiques. L’esprit du romantisme qui avait pour ainsi dire créé en Ukraine la langue littéraire moderne, ou qui avait pour le moins déterminé sa création, présentait un contraste frappant avec l’esprit du classicisme. La conception centrale du classicisme avait consisté en une hiérarchisation ou une différenciation des styles ou, plutôt, des genres : la langue n’était qu’un moyen. Le romantisme, par contre, insiste sur ce qu’on peut appeler un emploi symbolique de la langue : la langue devient une bannière, un programme, une devise, la mesure de toute chose.6Ševčenko appuie sa foi dans l’avenir de l’Ukraine sur la force indéracinable du « slovo » (le verbe). Dans l’appel de la Confrérie secrète « Cyrille et Méthode », qui constitue l’un des premiers programmes du mouvement national ukrainien au XIXe siècle, l’épanouissement de la langue maternelle l’emporte sur les considérations sociales: « Nous déclarons que tous les Slaves doivent s’unir entre eux… Mais de telle façon que chaque peuple bâtisse sa propre république et soit gouverné séparément pour que chaque peuple ait sa propre langue, sa propre littérature et son propre ordre social » (Mykola Kostomarov). La langue finit par être considérée comme l’expression de l’âme nationale et la somme de l’expérience historique nationale accumulée à travers les siècles.
De là naît l’idée d’une synthèse des styles nationaux, fondée sur la langue parlée dans le peuple, et utilisée dans le folklore, synthèse qui apparaît dans les œuvres de Ševčenko et de Kuliš. Pour faire de la langue parlée une émanation encore plus subtile et plus précise de l’âme du peuple et de l’histoire nationale, ces écrivains eurent d’abord à la purger des éléments « bas » et vulgaires assimilés durant la période précédente (N. M. : il n’y en a plus chez Ševčenko après 1842, sauf dans ses satires), mais ils durent, dans le même temps, transmettre à cette nouvelle langue l’héritage des époques antérieures. C’était recourir aussi à une nouvelle inoculation d’éléments slavons dans les œuvres de Ševčenko et de Kuliš, notamment d’usage ecclésiastique. Ševčenko est plus proche, comparé à Kuliš, des traditions de l’ancienne langue littéraire kiévienne, dont la tendance était de synthétiser la langue populaire et le slavon (mais, bien entendu, dans des proportions fort différentes). Kuliš, de son côté, est plus proche de cette tradition baroque qui consiste à faire des mélanges, à première vue improbables, d’éléments hétérogènes, bien que, dans ses manifestes théoriques, il ait plutôt eu tendance à négliger les usages du XVIIe siècle ukrainien.
Le poète national Taras Chevtchenko (1814-1861)
« La muse de Chevtchenko – écrit Kostomarov – avait déchiré le rideau qui nous cachait la vie du peuple. Il était à la fois terrifiant, agréable, douloureux et réconfortant de regarder à travers. » En réalité, c’est la pierre tombale du passé ukrainien que le poète avait soulevé, et cette redécouverte de la gloire cosaque effrayait les intellectuels « établis ».
Bref, la création de la langue littéraire ukrainienne moderne dans la période romantique, accomplie en premier lieu par Ševčenko et par Kuliš, repose sur la langue vernaculaire ou sur ce qu’on a appelé pendant la période du classicisme, le style vulgaire, ayant quant à lui pour base le dialecte du sud-est (bien que Kuliš soit né et ait surtout vécu dans l’Ukraine septentrionale). Ce dialecte fut élevé à l’état de langue par l’adoption d’éléments tirés du folklore et de styles légués par la tradition.
Panteleïmon Koulich (1819-1897)
Auteur du premier roman historique de la littérature ukrainienne et ami de Taras Chevtchenko, P. Koulich n’avait pas la fibre révolutionnaire de ce dernier ni la même vision des cosaques, dépeints dans son œuvre comme des brutes sanguinaires, étrangers aux choses de l’esprit…
Nicolas Kostomarov par Nicolas Gay (1870, Galerie Tretiakov)
Historien et poète, fondateur de la Confrérie secrète SS. Cyril et Méthode, Mékola Kostomarov professait une tendance plus « slave » comparé à Taras Chevtchenko, lequel entrevoyait l’indépendance du pays et un changement radical de la mentalité « petit-russienne » prédominant alors en Ukraine.7Petit-russien : maloros en ukrainien, terme distinguant à cette époque les Ukrainiens des Moscovites, mais devenu péjoratif entretemps. Quant à Panko Koulich, bien trop « sage » et contradictoire, son influence s’estompera assez rapidement avec la consolidation du mouvement ukrainien.
Dialogue est-ouest
et linguicide
Au cours de son développement, cette langue littéraire nouvellement créée – ou recréée – perdit une grande part de ses éléments historiques, ranimés et artificiellement introduits. En raison des restrictions gouvernementales venant de Russie, elle commença même à perdre, de manière générale, ses parties nobles pour rejoindre davantage le « style vulgaire » pré-romantique.8L’orientation vers un style plus « populaire » trouve son expression théorique chez Ivan Nečuj-Levyc’kyj: « Le modèle de la langue littéraire doit être précisément la langue d’une paysanne et sa syntaxe », car en ce qui concerne le vocabulaire, « la langue littéraire ukrainienne doit se développer sur les bases de la langue paysanne vivante, en y puisant sa terminologie, ses suffixes: on ne doit pas chercher de mots nouveaux dans d’autres langues slaves ou dans le slavon, mais on doit développer le lexique en s’appuyant sur les variantes populaires ukrainiennes » (Pravda, 1878, p. 26). La langue des romans et des nouvelles de Nečuj-Levyc’kyj correspond dans une large mesure à ce programme. Mais cet appauvrissement fut freiné par l’influence de l’Ukraine occidentale, où il n’y avait aucun obstacle officiel ni légal au développement de la langue littéraire. Les rapports entre l’ukrainien moderne tel qu’en usage dans la partie russe de l’Ukraine (la plus grande) et tel qu’en usage dans l’Ukraine autrichienne, n’étaient pas stables. Ces rapports, cependant, malgré quelques embarras occasionnels, se révélèrent généralement fructueux pour le développement de la langue.
L’interdiction de l’usage public de l’ukrainien écrit et parlé aboutirent à déplacer en Galicie la plupart des publications ukrainiennes
L’Ukraine occidentale, en effet, devait adopter entre 1860 et 1880 la langue littéraire que les romantiques avaient élaborée. Les règlements imposés par le gouvernement russe en 1863, et en particulier l’interdiction, en 1876, de l’usage public de l’ukrainien écrit et parlé aboutirent à déplacer en Galicie la plupart des publications ukrainiennes. C’est là que de nombreux éléments locaux pénétrèrent dans la langue écrite, surtout dans les domaines où aucune évolution n’était possible dans la partie russe de l’Ukraine : lois, gouvernement, administration, technique, science, etc. Certains traits morphologiques et phonétiques locaux s’incorporèrent même dans l’ukrainien commun. Cette « invasion » de galicianismes provoqua quelque mécontentement et donna naissance à deux « discussions linguistiques » (1891-1893 et 1907-1912) entre défenseurs de la langue originelle ou « pure » et ceux de la langue nouvelle, en partie « occidentalisée ». La deuxième discussion eut lieu après la Révolution de 1905, quand des publications de toute sorte en ukrainien furent de nouveau autorisées dans la partie russe de l’Ukraine (cette discussion aboutit à un compromis, arrangement tacite consistant à suivre une certaine via media).
En 1876, l’oukase d’Ems interdit l’importation de livres publiés en « dialecte petit-russien » ainsi que la publication d’œuvres originales et de traductions dans ce même « dialecte ». L’oukase d’Alexandre II vise également la publication de partition musicales en ukrainien.
Vingtième siècle
L’influence réciproque des deux variantes de l’ukrainien moderne continua après la Révolution de 1917. L’influence des particularités galiciennes augmenta, par divers moyens, surtout dans les années 1920, la période de la prétendue « ukrainisation ». Même de nos jours (années Cinquante), alors que l’Ukraine occidentale appartient au même ensemble politique que le reste du pays et qu’elle ne joue qu’un rôle secondaire, on remarque une certaine influence de la langue des intellectuels d’Ukraine occidentale dans les livres et les périodiques publiés en Ukraine soviétique, bien que le gouvernement y soit défavorable depuis le début des années 1930.9Des mots et des constructions d’origine galicienne, réintroduits individuellement, se rencontrent presque chez tous les auteurs contemporains, même ceux qui n’ont jamais été en rapport avec l’Ukraine occidentale (par ex. Oles’ Hončar). L’augmentation progressive des mots et des tournures d’origine galicienne peut être constatée en comparant les dictionnaires publiés par l’Académie ukrainienne des Sciences de Kiev durant les deux dernières décennies (1935-1955).
Le respect de la langue maternelle, voire son adoration, ayant survécu à la disparition de l’attitude romantique qui les avait favorisés, placèrent la question de la langue ukrainienne au centre des conflits politiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Le principe d’une synthèse historique (telle qu’elle s’opère dans la langue littéraire fondée sur les éléments du langage et de la chanson populaires) ne fut jamais complètement abandonné, même si ce principe sera par la suite considérablement restreint, au point d’être abandonné au profit du principe du brassage dialectal.
Comme bien d’autres langues littéraires, l’ukrainien littéraire est le produit d’un métissage, aussi bien du point de vue historique que dialectal. L’apport d’éléments historiques est d’une importance secondaire, surtout employé pour créer une variété de genres. L’apport dialectal (provenant essentiellement des dialectes occidentaux) a une importance considérable, il faut l’indiquer, mais ne forme pas un élément stylistique particulier et séparé du reste. Il s’est fondu dans le matériau fondamental pour former un tout. A cet égard, la combinaison de différents éléments dans l’ukrainien littéraire est tout à fait différente de celle du russe littéraire. Le russe est, à l’origine, une langue hétérogène tendant à répartir les éléments divers qui sont à sa base (éléments russes et slavons) en fonction des genres linguistiques. L’ukrainien est essentiellement une langue homogène sans aucune tendance aussi délimitée. Son principe d’organisation rappelle plutôt le serbo-croate, considéré comme une seule langue, mais sa tendance à la centralisation et à l’unification est plus évidente.
Une autre particularité dans le développement de l’ukrainien littéraire moderne mérite d’être signalée. Contrairement à l’opinion courante selon laquelle les langues littéraires exigent, pour s’affirmer, l’existence de centres culturels nés tour à tour de l’évolution économique et politique, l’ukrainien littéraire moderne a été l’œuvre d’un groupe isolé d’hommes de lettres, parmi lesquels les plus marquants furent Ševčenko et Kuliš. Il fut créé à l’origine par la poésie et pour la poésie, en tant que manifestation de l’esprit poétique. Il n’y avait presque aucune grande ville en Ukraine ; dans celles qui existaient, les classes supérieures employaient le russe aussi bien pour parler que pour écrire. Les groupes d’intellectuels ou de bourgeois ukrainiens étaient faibles et peu nombreux. Ceux qui utilisaient l’ukrainien, sauf exceptions, appartenaient au paysannat et au bas clergé.
Une fois créée, la langue littéraire est devenue une devise, une bannière, un but. A la fin du XIXe siècle, le mouvement national ukrainien s’intéressait avant tout aux questions de culture, d’éducation, de littérature. Ces questions-là étaient en passe de devenir politiques. Au XXe siècle, le mouvement de libération ukrainien ne rejeta que graduellement la controverse linguistique, pour se constituer à nouveau comme mouvement purement politique.10Le premier « Appel au peuple ukrainien » publié le 22 mars 1917 par la Rada centrale (sorte d’assemblée autonomiste) ne contenait d’autre revendication concrète que celle de la langue ukrainienne. Le 23 juin suivant, la première Déclaration (Universal) de la Rada centrale, hormis un assez vague programme d’autonomie, exigeait qu’une partie des impôts payés par l’Ukraine à Petrograd soient attribuée aux représentants du peuple ukrainien « pour ses besoins culturels et nationaux ». Ce n’est qu’au bout de la troisième Déclaration (le 20 novembre 1917) que fut proclamée, sur la base d’une autonomie complète, la République démocratique d’Ukraine, et que furent explicitement formulées d’autres revendications (d’ordre plus social). Ce n’est que dans l’Armée de Libération Ukrainienne clandestine (l’OuPA), sous l’Occupation allemande, que la question linguistique fut pour la première fois mis de côté, cessant d’être un critère pour l’identification des amis ou des ennemis (N. M. : et il en va de même depuis la guerre actuelle).
Contrairement aux théories courantes, voyant l’expansion d’une langue comme le résultat d’un mouvement politique, la langue littéraire ukrainienne offre le « miracle » d’une expansion ayant donné naissance à un mouvement politique. L’œuvre linguistique de Ševčenko et de Kuliš a préparé le chemin à la formation de partis politiques, à la fondation d’États, à la création d’armées, à des guerres, à des luttes et des conflits. Non sans hasard ni surprise, avant la Révolution de 1917 et encore de nos jours, presque chaque famille rurale possédait un portrait de Ševčenko, souvent décoré d’une broderie traditionnelle. Les amateurs de paradoxes pourraient dire qu’un poète a créé une langue et que cette langue a créé une nation. Bien sûr, la nation avait sa propre et longue tradition, mais cette tradition avait visiblement atteint la limite de la désintégration et de la mort.
New York, Université de Columbia, mai-juin 1955.11Cette étude, qu’à notre regret il ne nous a pas été possible de publier plus tôt, a fait l’objet d’une communication au Colloque organisé par la Commission internationale des Études slaves à Rome, en septembre 1955, dans le cadre du Congrès international des Sciences historiques. (Revue des études slaves)